CORPUS NOSTRADAMUS 194 -- par Patrice Guinard

Trois inscriptions nostradamiennes 1553-1556-1559
 

On connaît trois inscriptions nostradamiennes, espacées de trois années : les première et dernière, latines, à Salon, celle de 1556, en français approximatif à Turin.


194A L'inscription facétieuse de la fontaine de Salon, 1553

"On conserve aux archives de Salon un marbre de forme triangulaire, qui figurait autrefois dans le frontispice d'une fontaine publique, et sur lequel était gravée une inscription latine, dont Michel Nostradamus avait fourni le texte." (Gimon, 1882, p.198). Le texte latin est reproduit par Louis Gimon (p.199) et repris par Eugene Parker dans sa dissertation de 1920 (p.24-25). Gimon note le caractère facétieux de ce document qui révèle une facette négligée du tempérament de son auteur. Mais qu'on pense aux deux premiers quatrains de la première centurie que presque tous les interprètes ont pris au pied de la lettre ! Et à Chavigny qui fut son secrétaire durant quelques années, et qui note dans sa courte biographie : "loüant & aimant la liberté de langue, joyeux, facetieux, mordant en riant." (Janus, 1594, p.6).

Mais qui savait le latin à Salon, cette ville inculte et provinciale, marchande, dont Nostradamus se lamentait dans son Traité des Confitures et Fardements (1552, éd. 1555, cf. CN 19)? Probablement son ami Palamède Marc (César, Histoire, p.775), consul en 1553, témoin en 1562 et 1566 de deux actes notariés importants (cf. CN 175 et 178), et ici complice de la facétie offerte aux quelques citoyens instruits de la ville ! Le marbre n'a pas été signalé (ni retrouvé ?) depuis Gimon. Divers auteurs ont proposé une traduction du texte dont Busquet en 1950 (p.85), Leroy en 1972 (p.79 de la réédition de 1993), etc. Ma version à leur suite.


Texte de la plaque :

SI HVMANO INGENIO PERPETVO SAL-
ONAE CIVIB. PARARI VINA POTVISSET
NON AMOENVM QVEM CERNITIS FON-
TEM AQVARVM. S.P.Q. SALON. MAGNA
IMPENSA NON ADDVXISSET
DVCTA. N. PALAMEDE MARC-
O ET ANTON. PAVLO CO<N>SS.
M. NOSTRADAMVS
DIIS IMMORTALIB.
OB SALONENESES
M. D. LIII.
Texte complété :

SI HVMANO INGENIO PERPETVO SALONAE
CIVIB(VS) PARARI VINA POTVISSET NON
AMOENVM QVEM CERNITIS FONTEM AQVARVM
S(ENATO) P(OPVLO)Q(VE) SALON(ENSAE) MAGNA
IMPENSA NON ADDVXISSET DVCTA.
N(OBILIS) PALAMEDE MARCO ET
ANTON(IO) PAVLO CONS(VLIBV)S.
M(ICHAEL) NOSTRADAMVS
DIIS IMMORTALIB(VS)
OB SALONENESES
M. D. LIII.
Traduction :

S'il était dans les capacités humaines
de fournir aux salonais du vin à volonté,
il n'eut pas été nécessaire d'ériger à grands frais,
sous le consulat de nobles
Palamède Marc et Antoine Paul,
cette disgracieuse et pompeuse fontaine
au nom du sénat et du peuple salonais.
Michel Nostradamus,
Aux dieux immortels.
Pour les habitants de Salon.
1553


Nostradamus aura trouvé l'inspiration de son texte chez Apianus (comme pour son épitaphe, pour le dizain d'Isis dans sa traduction d'Horapollon et pour le tetrastichon des colonnes de Sintra dans sa traduction de Galien : cf. CN 10, CN 28 et CN 68), dont il aura changé quelques mots d'une inscription romaine sur une fontaine érigée par Caius Lepidus (ou sous son consulat), corrigé, à raison me semble-t-il, le pluriel de "potuissent", et inversé le jugement esthétique de l'original romain. Il existe deux versions du texte chez Apianus, dont la première (p.175 : Apud Faliscos, Chez les Falisques) est fautive, avec ADAVXISSET [sic] pour ADDVXISSET.

Apianus, Inscriptiones sacrosanctae, Ingolstadt, 1534, Pota felix
 

LIMPHAE MATRI SACRVM.
SI HVMANO INGENIO PERPETVO VIATORIBVS
PARARI VINA POTVISSENT. NON AMOENVM
QVEM CERNITIS FONTEM, QVARVM FONTEM
C. LEPIDVS MAGNA IMPENSA ADAVXISSET [sic].
POTA FELIX.

La seconde (p.219) est signalée sur une fontaine située à Rome sur la Voie Flaminienne (allant jusqu'à Rimini) :

Romae in via Flaminia supra fontem.
SI HVMANO INGENIO PERPETVO
VIATORIBVS PARARI VINA
POTVISSENT NON AMOENVM
QVEM CERNITIS FONTEM
AQVARVM C. LEPIDIVS MAGNA
IMPENSA ADDVXISSET.
POTA FELIX.

Si l'homme avait la capacité permanente et innée de fournir aux voyageurs du vin à volonté,
Caius Lepidus n'aurait pas eu à ériger à grands frais cette gracieuse et remarquable fontaine.
Bois et sois heureux.


Ce Lepidus (Lepidius à l'inscription flaminienne) serait Marcus Aemilius Lepidus (120-77), consul en -78 avec Quintus Lutatius Catulus, ou Manius des mêmes noms (consul en -66), ou encore le triumvir et pontifex maximus Marcus Aemilius Lepidus (ca. 89-13), fils du premier.


194B L'inscription turinoise de 1556

Nostradamus, inscription turinoise de 1556, NOSTRE DAMVS A LOGE ICI
 

En 1556, Nostradamus voyage en Italie du Nord : Ligurie, Piémont, Lombardie. Il subsiste une trace de son passage à Turin, une plaque de marbre dont il a peut-être dicté le texte, et recopiée maladroitement par son hôte, propriétaire de la villa surnommée Vittoria dans le texte, et qui se situait en pleine campagne au XVIe siècle, puis au début du siècle dernier entre la rue Angelo Sismonda et la rue Michele Lessona, à hauteur de l'ex-numéro 68, au pied de l'actuel parc della Pellerina. La villa, devenue ferme au début du XIXe siècle, aurait été habitée jusqu'en 1967 avant d'être démolie (cf. infra en bibliographie).

Cascina Morozzo, vue de la rue della Pellerina, PH Pagliani Cascina Morozzo, vue de la rue Michele Lessona, PH Pagliani situation de la villa Vittoria (Pagliani, p.5)
 

La plaque est signalée dans le Courrier de Turin du 26 décembre 1807 par H. Carrera qui en donne les dimensions approximatives : 20 pouces sur 15 (environ 51 x 38 cms). Elle est située "au-dessus d'une porte au rez-de-chaussée dans une maison de campagne dite Le Morozzo [Cascina Morozzo] à une demi-lieue au nord-ouest de Turin" (p.1177). Carrera, un mois plus tard (Courrier de Turin, 27 janv. 1808, p.1209), suppute que l'hôtesse de la villa serait une princesse Victoria liée à la maison de Savoie, mais dont Corrado Pagliani dénie l'existence faute d'en avoir retrouvé la trace ("Di Nostradamus e di una sua poco nota iscrizione liminare torinese", in mensuel Torino, 14.1 (janvier), Turin, 1934, p.4). En outre, il est improbable que la plaque eût été refaite dans le courant du XIXe siècle, malgré les dimensions légèrement différentes données par Pagliani (50 x 34 cms, p.4), lequel commet encore deux petites erreurs dans sa reproduction de la plaque : "HA" pour "IIA" et "MHONORE" en omettant l'accentuation mal placée sur le H (au lieu du O).

photo de la plaque et transcription Pagliani
 

Texte de la plaque :

1556
NOSTRE DAMVS A LOGE ICI
ON IL IIA LE PARADIS LENFER
LE PVRGATOIRE IE MA PELLE
LA VICTOIRE QVI MH̄ONORE
AVRALA GLOIRE QVI ME
MEPRISE OVRA LA
RVINE HNTIERE
Texte corrigé :

1556
NOSTRE DAMVS A LOGE ICI
OÙ IL I A LE PARADIS L'ENFER
LE PVRGATOIRE. IE M'APELLE
LA VICTOIRE. QVI M'HONNORE
AVRA LA GLOIRE. QVI ME
MEPRISE AVRA LA
RVINE ENTIERE.
Traduction du texte :

1556
Nostradamus a logé ici
où il y a le paradis,
l'enfer, le purgatoire.
Je m'appelle la Victoire.
Qui m'honore aura la gloire.
Qui me méprise
aura la ruine entière.


Le texte de l'inscription (y compris la date) tient en 30 mots (2 x 15) et en 165 caractères (11 x 15), ce qui le rattacherait au chiffrement du texte nostradamien, par la présence du nombre 22, nombre clé du Testament. Le début du texte est une allusion à la Divine Comédie de Dante Alighieri, dont les Prophéties seraient la contrepartie ou l'envers tragique. La seconde partie du texte suppose une identification entre le nom supposé de la propriété (Villa Vittoria, la Victoire) et l'oeuvre de Nostradamus, comme le note Pagliani : "La curiosa iscrizione liminare, compilata in quel certo stile apocalittico e sibillino, caratteristico agli scritti profetici del famoso medico veggente, si riferisce indubbiamente a lui ed è, probabilmente, sua stessa opera." (p.3). Cependant on ne peut écarter totalement l'hypothèse du caractère apocryphe de l'inscription, faute de documents ou matériaux annexes.

Bibliographie
H. Carrera et Corrado Pagliani (cf. supra) et :
Giorgio Bellagarda, "Un soggiorno torinese di Nostradamus", in Minerva medica 59.31, 1968, p.1824-1834
Giuditta Dembech, Torino citta Magica, 1e éd., Torino, L'Ariete, 1978
Tirsi Mario Caffaratto, "Paré, Rabelais, Nostradamus : tre medici francesi ospiti di Torino nel Cinquecento", in Studi Piemontesi 14.2, 1985, p.336-343
Giovanna Spagarino Viglongo (dir) : "Nostradamus a Torino", in Almanacco Piemontese, Torino, 1999
Giuseppe Ardito, "Nostradamus a Torino ?", CICAP Piemonte, S.d.(consulté en juin 2015)


194C Les inscriptions en l'honneur de Marguerite de Savoie (1559)

Marguerite de France (1523-1574), duchesse de Savoie et surnommée la Pallas de France, fille de François Ier, épouse Emmanuel-Philibert de Savoie (1528-1580) le 9 juillet 1559 au moment du décès du roi Henry. En décembre 1559, encore endeuillée, elle se rend à Salon. Nostradamus fut sollicité à cette occasion de fournir quelques vers en son hommage. César, le fils du prophète, nous a laissé un extrait de ces "inscriptions" perdues : "Les magistrats de nostre ville pour ne manquer à leur devoir la reçeurent fort decemment dans un dais de Damas cramoysi violet, & l'accompagnerent avec les marques de leurs charges sur l'espaule, depuis les portes de la ville jusques au portail du chasteau par dessous quelques arcades dressees d'espace en espace, revestües de verdoyantes & jeunes branches de buy couronnees d'armoiries, selon que le temps & le lieu permettoyent, où Michel de Nostredame mon pere, qui avoit esté prié des Magistrats & principaux Nobles de faire l'honneur de la ville, avoit fait poser quelques breves inscriptions Latines, en vers heroiques, entre lesquels furent ceux-ci : Sanguine Troiano, Troiana stirpe creata, Et Regina Cypri [De sang troyen, née de souche royale et Reine de Chypre]. Et si m'a asseuré un Gentilhomme qui fut present à toutes ces choses, que ceste Princesse l'entretint fort longuement, & lui fit beaucoup d'honneur, suivant en cela les traces & les vertus Royales du grand François son geniteur." (in L'histoire et chronique de Provence, 1614, p.783 ; repris par Gimon, 1882, p.207). Les Français étaient supposés descendre des Troyens, et Marguerite, louée pour sa beauté, y est comparée à Vénus, née sur les rivages de Chypre.

Une dédicace similaire est reprise dans l'Almanach pour l'an 1561 (dédicace datée du 21 avril 1560, faciebat daté du 23 avril) dont j'ai récemment (le 17 avril 2014) redécouvert la version latine à la bibliothèque de Munich (cf. CN 137). Ci-suit la version manuscrite de la dédicace :

Divae Margaritae, Galliarum
gemmae, Francisci Magni filiae,
Henrici op(timi) Max(imi) Sorori,
Cypriorum Regis et Sabaudiae Ducis
victoriosiss(imi) et invictiss(imi) Conjugi
natae, ad aeternitatem perpetui nominis.
Michäel Nostradamus deditissim(us).
D. D. (Dedicatio)
A la Divine Marguerite, Joyau de la France,
Fille de François le Grand,
Soeur d'Henri le très bon et très grand,
Femme du très victorieux et invincible
Roi de Chypre et Duc de Savoie,
née pour laisser son nom de mémoire éternelle,
Michel Nostradamus, son dévoué serviteur,
en hommage.

 
Retour à l'index
Bibliographie
Retour Nostradamica
Accueil CURA
 
Patrice Guinard: Trois inscriptions nostradamiennes 1553-1556-1559
http://cura.free.fr/dico3/1507cn194.html
11-07-2015 ; updated 20-11-2018
© 2015-2018 Patrice Guinard