CORPUS NOSTRADAMUS 109 -- par Patrice Guinard

Des livres de mensonges intitulés Prophéties : Une attestation de Léger Bontemps, contemporaine de leur parution (1558-1559)
 

Une attestation de la parution des Prophéties de Nostradamus avant 1559 a échappé jusqu'à présent à la plupart des commentateurs qui se contentent de lire et recopier Brind'Amour, sans vérifier les sources et en croyant que ses lectures et commentaires sont toujours fiables. Encore un loupé de l'exégète canadien donc (cf. par exemple pour Haton, CN 11, et pour le pseudo-Daguenière, CN 76), d'autant plus grave qu'il affirme s'être évertué à rechercher les premiers témoignages de l'existence des impressions des Prophéties du vivant de Nostradamus ! Ici encore, hélas, on constate que Brind'Amour parcourt trop vite les documents qu'il signale.
 

109A Brieve Narration contre la vanité & abuz d'aucuns
plusque trop fondé [sic] en l'Astrologie judiciaire & devineresse, & de ceux qui y croyent trop de legier

Lyon, Jacques Fore pour Benoist Rigaud et Jean Saugrain, 1558, in-16, 30 ff.
° BSB Munich: Astr.p.23

- Du Verdier, 1585, p.788
- Houzeau et Lancaster 1, 1887, n.4870
- Baudrier 3, 1897, p.205


Le texte du bénédictin Léger Bontemps a été approuvé par le frère Jean Aubert, docteur en théologie (en date du 12 janvier 1558 : cf. f. D6r). On n'y retrouve pas le passage de l'édition parisienne de 1559 faisant allusion aux Prophéties (cf. infra), lequel aura été rajouté soit par l'auteur, soit par son éditeur parisien.
 
Brieve Narration, 1558 Brief discours contre la vanité & abus d'aucuns, 1559
 

Une autre version a été imprimée l'année suivante à Paris :

109B Brief discours contre la vanité & abus d'aucuns
trop fondéz & abuséz en l'Astrologie Iudiciaire & Devineresse, & de ceulx qui s'y amusent & croyent trop de legier

Paris, Pierre Gaultier, (rue S. Iacques, à l'enseigne de la Vigne), 1559, in-8, 54 p. [sphère armillaire au frontispice]
° BNF Paris: VZ 1997 et R-41360 ; BM Montpellier: Res 30.241

"Léger Bontemps, bénédictin de Dijon, savant dans les langues latine, grecque et hébraïque, mourut le 9 août 1565, suivant le nécrologe de Saint-Bénigne de Dijon." (Bulletin du Bibliophile, 12, Paris, J. Techener, 1856, n.361, p.700). Il est l'auteur de plusieurs ouvrages polémiques contre la nouvelle religion : toujours chez Benoist Rigaud et selon Du Verdier paraissent la même année Les Principes & premiers elemens de la foy chrestienne (Bibliotheque, p.788), parmi d'autres traités plus ou moins polémiques du frère Bontemps contre les protestants, comme la Chanson Spirituelle, contre les Lutheriens & Calvinistes, heretiques de nostre temps (Lyon, Benoist Rigaud, 1560), non recensée par Du Verdier et dont un exemplaire numérisé est disponible sur le site de la bibliothèque de Munich. Une dizaine d'années plus tard, l'éditeur opportuniste fera imprimer la première édition complète des Prophéties.

Le Brief Discours de Bontemps est mentionné par Guy Demerson en 1986 (Livres populaires du XVIe siècle : répertoire Sud-Est de la France, Paris, CNRS, 1986, p.107), dans une bibliographie légère et peu consistante de "livres populaires" dont l'attribution du qualitatif "populaire" aux ouvrages recensés n'est jamais justifiée. Signalons aussi la très faible introduction de Henri Weber, qui ne connaît pas son sujet, mentionne comme auteur du "Janus François", un Simon [sic!] de Chavigny (p.91), ne fait pas le rapprochement entre la prose des Propheties de Crespin (1572) et les quatrains de Nostradamus (p.92), répète les supposées sympathies d'Antoine Couillard pour la Réforme (p.93), ou encore confond l'imposteur Mi. de Nostradamus le Jeune avec Nostradamus, lequel, apprend-on, "ne dédaigne pas cependant d'écrire des prédictions plus claires ..." (p.92) -- et pour cause ! La bibliographie des almanachs, calendriers et pronostications est très partielle (à peine une cinquantaine d'ouvrages mentionnés aux pages 94-109, dont beaucoup ont été ultérieurement scannés pour Gallica) : en somme, un travail d'amateurs financé par le C.N.R.S. ! (cf. CN 59) On sait par ailleurs, hélas, que les priorités des projets de numérisation dépendent le plus souvent de tels ouvrages et de telles autorités ... Denis Crouzet, qui signale aussi l'ouvrage de Bontemps (1990 ; 2005, p.162), semble s'alimenter dans ce sommaire répertoire, à commencer par les prétendus propos d'inspiration calvinienne de Couillard (cf. CN 50).

Le traité antiastrologique du bénédictin bourguignon pourrait être relié à un autre ouvrage signalé par Demerson, au titre proche : l'Advertissement aux fideles chrestiens : pour fuir la lecture & delaisser l'usaige des Almanachs, & predictions judiciaires (in-8). Malheureusement, on en ignore la date d'impression et une bonne part du contenu, car la Bibliothèque de Lyon ne possède que le troisième cahier d'un exemplaire par conséquent tronqué (BM Lyon: Res 373.483 bis, pp.33-48 seules).

Le Bref Discours de Bontemps est un n-ième exposé de l'argumentation classique contre l'astrologie judiciaire et divinatrice, qu'on retrouve dans les traités sceptiques et agnostiques des Carnéade, Panetius, Cicéron et Sextus Empiricus, dans l'Advertissement de Calvin (1549), et surtout dans les dissertations de Pico contre l'astrologie divinatrice "qui en ressort[irait] disséquée et ruinée" (Bologna, 1496) -- un argumentaire que j'ai qualifié d' "ergoterie idéologique et morale" (cf. mon Manifeste, chap. 10, CURA 1999).

Brind'Amour cite plusieurs passages peu convaincants quant à la relation à établir avec les ouvrages de Nostradamus, comme de dites allusions (selon lui) au "style de ses almanachs", mais sans avoir réussi à retrouver dans aucun des almanachs ou pronostications de Nostradamus le modèle d'extraits qu'il date de la mi-mars 1557 : "Iuppiter est in Capricorno, qui est domus regia, Venus in Aquario, qui est domus amicitie, & autres semblables triquedondeines" (p.56 de l'édition lyonnaise ; Nostradamus astrophile, 1993, p.87). Restent les Présages merveilleux de 1557, auxquels Brind'Amour n'a pas pu accéder mais où ils n'y figurent pas davantage : à vrai dire de telles expressions ne sont pas propres au style nostradamien, et l'astrophile se soucie rarement de justifier didactiquement ses énoncés par des règles astrologiques. En revanche, ces expressions caractérisent communément les faiseurs d'almanachs de l'époque, qui sont d'ailleurs les premiers visés par l'auteur du Discours. Par conséquent, la relation au style nostradamien est spécieuse, et son auteur est passé à côté du seul passage important, à savoir l'allusion aux Prophéties, à la page 26 :

"Comme nous voyons devant noz yeux tant de pauvres rustiques & ignares, qui font leurs Dieux de ces folastres Astronomiens lesquelz s'entremettent folement juger de la divine prescience du pere imperatif, & des oeuvres & effaicts, qui despendent de nostre franc & liberal arbitre, voire & encore par une trop grande entreprise, intitulent leurs livres de mensonges propheties, comme s'ilz avoient l'esprit prophetique de verité." (f.3r-v = p.26r-v).

Ces "livres de mensonges" qui s'intitulent "Prophéties" en 1558, il n'en existe pas d'autres que ceux de Nostradamus. Ce témoignage de la parution des Prophéties -- ignoré des mystificateurs et inventeurs d'éditions fantômes dont le contenu imaginaire ne réside qu'au confluent de leurs lubies vindicatives et de leur esprit chimérique --, n'est postérieur que d'une ou deux années à la parution des éditions Antoine du Rosne de 1557 et 1558 (cf. CN 25).
 

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Une attestation de Léger Bontemps, contemporaine de leur parution (1558-1559)

http://cura.free.fr/dico6advpl/906bonte.html
21-06-2009 ; updated 03-03-2020
© 2009-2020 Patrice Guinard