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Une septaine de sixains de Guillaume d'Aquitaine : Farai un vers de dreyt nien
 

La chanson de Guillaume, composée il y a neuf siècles, est connue par deux manuscrits du fonds français de la BnF. Ma transcription s'appuie sur le manuscrit 856 (f.230 v°), corrigé par de rares leçons du manuscrit 1749 (f.114) et par certaines lectures proposées par Alfred Jeanroy en 1913 afin de respecter la syntaxe, le rythme (au vers 24) ou la rime (au vers 41).

Le manuscrit 1749 intercale un huitième couplet juste avant le dernier. Jeanroy le dit controuvé, "fort plat", répétant "des idées déjà exprimées" (p.33). Bien davantage et au contraire, il irait à l'encontre de ce qui est exprimé dans les sept autres, à l'instar du vers 3 : "Non aus dire lo tort que m'a" (Je n'ose dire le mal qu'elle me fit) !

Jeanroy au vers 7 préfère "hora" (heure) à "guiza" (guide, "étoile"), peut-être par une sorte d'atavisme anti-astrologique suranné -- mais combien encore partagé parmi les siens ! Car on lira justement chacun des sept couplets comme couplé aux planètes traditionnelles, et dans leur ordre : Saturne (pur néant), Jupiter (origine et identité), Mars (activité), Soleil (santé), Vénus (amour), Mercure (idéal), Lune (synthèse et anabase).
 

Je fais suivre le numéro de chaque vers par un signe indiquant le texte suivi :

. version du ms 856
+ correction Jeanroy
! restitution de la version du ms 856 (contre Jeanroy)
* version du ms 1749
- correction personnelle (orthographe)
 

 1.  Farai un vers de dreyt nien :
 2.  Non er de mi ni d'autra gen,
 3.  Non er d'amor ni de joven,
 4.  Ni de ren au,
 5*  Qu'enans fo trobatz en durmen
 6*  Sus un chivau.

 7!  No sai en qual guiza'm fuy natz :
 8.  No suy alegres ni iratz,
 9-  No suy estrayns ni suy privatz,
10.  Ni no'n puesc au,
11.  Qu'enaissi fuy de nueitz fadatz,
12.  Sobr'un pueg au.

13!  No sai quora'm fuy endurmitz
14.  Ni quora'm velh, s'om no m'o ditz
15.  Per pauc no m'es lo cor partitz
16.  D'un dol corau.
17.  E no m'o pretz una soritz,
18.  Per sanh Marsau !

19.  Malautz suy e cre mi murir,
20!  E ren no sai mas quan n'aug dir.
21.  Metge querrai al mieu albir
22+  E no sai cau.
23*  Bos metges er s'im pot guerir,
24+  Mas non, si amau.

25-  M'amigu'ai ieu, no sai qui s'es,
26+  Qu'anc non la vi, si m'ajut fes.
27.  Ni'm fes que'm plassa ni que'm pes,
28.  Ni no m'en cau,
29.  Qu'anc non ac Norman ni Frances
30.  Dins mon ostau.

31.  Anc non la vi et am la fort,
32.  Anc no n'aic dreyt ni no'm fes tort.
33.  Quan non la vey, be m'en deport,
34.  No'm pretz un jau,
35.  Qu'ie'n sai gensor e bellazor,
36.  E que mais vau.

37-  Fag ai lo vers, no sai de cuy.
38.  Et trametrai lo a selhuy
39.  Que lo'm trametra per autruy
40.  Lay ves Anjau,
41+  Que'm tramezes del sieu estuy
42.  La contraclau.

 

Aucune des traductions consultées ne me satisfont. L'ajout fréquent du pronom personnel "je" alourdit et défigure le poème chanté. Les vers sont généralement interprétés sur le mode ludique, cynique dirait Sloterdijk, plus qu'ontologique, comme je les entends. Sourdes encore restent-elles, la plupart de ces interprétations, à la métaphore finale, éminemment musicale, ignorée de nos Socrates lilliputiens. Les vers 41-42 généralement lus licencieusement et qu'un Jeanroy répugne à traduire, serait une métaphore inversée, ou la métaphore d'une métaphore, puisqu'en effet c'est la musicalité, celle immédiate de la chanson comme celle des sphères, qui s'y voile. Je propose donc ma version, cherchant à concilier le rythme, et moindrement la rime, en accord avant tout avec l'esprit et l'incommensurable émotion du texte.
 

Ferai des vers de pur néant :
Ne sera de moi ni d'autres gens,
Ne sera d'amour ni de jeunesse,
Ni de rien d'autre.
Les ai trouvés en somnolant -
Sur un cheval !

Ne sais sous quelle étoile suis né.
Ne suis allègre ni irrité,
Ne suis d'ici ni d'ailleurs,
Et n'y peux rien :
Car fus de nuit ensorcelé
A la cime d'une colline.

Ne sais quand fus endormi,
Ni quand je veille si on ne me le dit.
J'ai bien failli avoir le coeur brisé
Par la douleur :
Mais m'en soucie comme d'une souris
Par saint Martial !

Malade suis et me sens mourir,
Mais n'en sais pas plus qu'en entends dire.
Médecin querrai à mon gré,
Mais ne sais quel :
Bon il sera s'il peut me guérir
Mais non si mon mal empire.

L'amie que j'eus : ne sais qui c'est.
Jamais ne la vis par ma foi,
Rien ne m'a fait qui me plaise ou pèse,
Et ça ne m'importe pas plus
Qu'il vint jamais Normand ou Français
Dans ma demeure.

Jamais ne la vis et l'aime fort.
Jamais ne me fit justice ni tort.
Quand ne la vois, en fais ma joie
Et ne l'estime pas plus qu'un coq :
Car en sais une plus aimable et belle
Et plus précieuse.

J'ai fait ces vers ne sais sur quoi.
Et les transmettrai à celui-ci
Qui les transmettra à un autre
Là-bas vers l'Anjou :
Que celui-là m'en renvoie, de son fourreau -
En contrepoint : la clé !

 
 

Guillaume IX de Poitiers (1071-1127) est duc d'Aquitaine et de Gascogne, décédé le 10 février 1126, né le 22 octobre 1071 sous une conjonction Soleil-Saturne en Scorpion en trigone de Pluton (en projection écliptique), probablement sous les angles. Ses vastes domaines, qu'il hérita en 1086 de son père Guy-Geoffroy (Guillaume VIII) et auxquels il essaya vainement et par deux fois d'adjoindre le comté toulousain, avaient quatre fois la superficie du royaume de France.

Le troubadour a laissé onze chansons en langue d'oc, sa langue d'adoption qu'il préférait à sa langue maternelle, propagée par les "barbares" septentrionaux. Elles initient, dit-on, à vrai dire vertement, le genre de la fin' amor, l'amour courtois. Les huit strophes du "Dreyt nien" comptent six vers au rythme régulier (8-8-8-4-8-4) : dans chacune d'elles, deux tétrasyllabes qui invariablement riment en -au, se mêlent aux octosyllabes.

Guillaume serait "le prince d'Aquitaine à la tour abolie" auquel s'identifiera le Desdichado de Nerval, déraciné mais héritier de la mélancolie grecque et d'une lancinante désappétence instiguée par une souffrance qu'on devine plus morale qu'affective. Le renoncement aux facilités identitaires conduit toujours à la solitude, une solitude éclatante sous les ultimes rais - déjà - d'un "soleil noir" par lequel Nerval finira brûlé.

Y sera encore convié Mallarmé, envers qui refluent les vers du "pur néant" : rien, pas même "cette écume, vierge", "tot es niens", car Guillaume est un pionnier, vertigineux quand il sait à quoi l'âme humaine est finalement destinée : au délire et à l'ensorcellement, à l'auto-ensorcellement jusqu'à se perdre elle-même, en-deçà des innombrables et innommables simulacres de l'extériorité, qui sont autant de sirènes pour la conscience -- rappel d'autant plus captivant qu'il inaugure notre modernité et résonne étrangement à son crépuscule, à l'heure du dés-astre et des dés-astres au sens propre, et de leur lot d'inévitables catastrophes : écologiques, économiques et financières, politiques.



Référence de la page :
Patrice Guinard: Une septaine de sixains de Guillaume d'Aquitaine : Farai un vers de dreyt nien
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