CORPUS NOSTRADAMUS 164 -- par Patrice Guinard

Les premiers biographes de Nostradamus, Haitze et Coudoulet
 

164A Pierre Joseph de Haitze : La vie de Nostradamus (1711)

Pierre Joseph de Haitze ou Hache (1648-1736), historien de la Provence natif de Cavaillon, a été le secrétaire du baron de Trets et conseiller au parlement de Provence Jean-François de Gaufridi (1622-1689) et a fréquenté Pierre de Galaup de Chasteuil (1644-1727), le fils de Jean (1587-1646 ; cf. CN 159), avant de s'en faire un ennemi. Il est probable qu'il tenait de Gaufridi ou de son ancien ami les rares informations inédites et non référencées de son ouvrage, La vie de Nostradamus, la première biographie conséquente du médecin astrophile provençal, parue à Aix chez la veuve de Charles David et Joseph David en 1711 et en 1712.

C'est une tentative peu probante et mal référencée qui s'appuie principalement sur les informations biographiques que donne Nostradamus lui-même dans son Traité des Fardements et Confitures, sur les quelques pages biographiques condensées du Janus de Chavigny (une Vie sommaire sur sept pages et une Vita latine sur cinq), sur l'Histoire de César, sur l'Eclaircissement de Jean Giffre de Rechac (comme l'anecdote de Florinville, p.23 sq.), sur la Concordance de "Guinaud" (par exemple pour l'interprétation des quatrains III-88 (mais "III-2" pour Haitze !), III-87 et IX-49), et sur l'Histoire de Provence de Gaufridi (au chapitre XII.11). L'ouvrage n'est illustré par aucun portrait.

Les éditions des textes nostradamiens sont mal connues, et le contenu même de ses oeuvres est incompris. Haitze, ignorant ses almanachs et pronostications, croit que Nostradamus n'aurait écrit qu'un almanach perpétuel destiné aux laboureurs (p.80-84), et répète après Giffre de Rechac que la première édition des Prophéties (1555) aurait contenu sept centuries. Ces erreurs seront reprises par les encyclopédistes de son siècle et des suivants.

Néanmoins un détail intéressant pourrait avoir échappé aux historiens du texte nostradamien : Pierre Haitze mentionne les "éditions originales de ces mêmes Centuries par Pierre Rigaud" (p.62). Peut-il faire allusion aux authentiques éditions Pierre Rigaud alors qu'il ignorait tout des éditions anciennes ? Ferait-il référence aux éditions Pierre II Rigaud parues vers 1645 ? J'en doute tout autant. Je crois plutôt qu'il fait allusion aux contrefaçons Pierre Rigaud, imprimées en Avignon à partir de 1716 selon Ruzo, mais probablement vers 1700-1705, soit plus d'une dizaine d'années auparavant selon cette hypothèse.

Haitze rapporte une anecdote relative au passage du comte de Crussol à Salon en 1560 et à sa visite chez Nostradamus qui lui aurait prédit que "sa commission se termineroit à laisser les arbres chargez de nouveaux fruits" (p.97). On trouvera effectivement des catholiques refusant d'appliquer les directives royales, pendus aux arbres des environs d'Aix. Ce fut un carnage. L'anecdote serait à resituer en février 1562 après l'édit de tolérance du 17 janvier 1562 et lors de la rencontre à Salon d'Antoine de Crussol (1528-1573) et de Claude de Tende. Début mars 1562, leurs troupes assiègent Barjols où s'étaient retirées celles du ligueur Flassans (cf. p. ex. le Discours des guerres avenues en Provence & Conté d'Avignon de Louis De Perussis (éd. d'Anvers, 1565, p.15-17), le récit imagé qu'en donne Gaufridi en 1694 (p.508-12), Panisse-Passis (1889, p.88-89), ou encore Brind'Amour (1993, p.131 sq.) qui ignore l'anecdote rapportée par Haitze).

Le biographe, qui rapporte encore un propos que Nostradamus aurait tenu sur son fils André qui deviendra capucin, à savoir qu'il "porteroit sept pans de cordes" (p.156), veut faire de Nostradamus un descendant de la tribu d'Issachar citant un passage des Paralipomènes (I Chroniques 12.33) : "De Filiis quoque Issachar, viri eruditi, qui noverant singula tempora", autrement dit issu de la tribu d'Issachar, "hommes érudits, capables de discerner les temps". Cette filiation reprise par Bareste (1840, p.9), Buget (1861, p.245) et d'autres, contredit la version plus plausible car issue de sources plus fiables (Scaliger et César), selon laquelle les Nostredame seraient issus de la tribu de Benjamin : "chara proles Benjamin esto" ("je souhaite que la postérité de Benjamin soit aimée") s'exclame César dans son Hippiade (ms Arbaud M.O.84, cité par Lhez p.423). [pour Scaliger, cf. CN 89].

"En s'inspirant" de la lecture donnée par l'Eclaircissement de Rechac (1656), Haitze discute encore la devise supposée de Nostradamus trouvée chez La Croix du Maine : "Foelix ovium prior aetas, par laquelle sous ces paroles, qui designent le bonheur du premier âge du monde pendant lequel les hommes ne s'occupoient que de la conduite de leurs troupeaux, il nous a marqué son inclination pour la simplicité de la vie, & le dégoût qu'il avoit pour la maniere de vivre tumultueuse des gens de cour." (p.150). On notera enfin l'interprétation de quelques quatrains d'après des événements récents (p.170) dont VII-19 (la prise du château de Nice en 1691) et, trouvé chez Tronc de Coudoulet (?), le quatrain VI-2 (l'avènement de Philippe V à la couronne espagnole), quoique l'auteur se défende d'appartenir à la catégorie des "Nostradamistes" (p.57), autrement dit des spécialistes du langage hermétique du provençal.


  Haitze, Vie, 1712
 

Palamède Tronc de Coudoulet (1660-1722)

164B L'Abbregé de la vie de Michel Nostradamus (Aix, Jean Adibert, 1701, in-4, 12 p.) serait en date la première biographie imprimée de Nostradamus, si l'on en croit le titre. En réalité la biographie se résume à deux pages très fautives (date de naissance et enfants de Nostradamus, version hybride et fantaisiste de l'épitaphe, etc.), le reste relevant de l'explication de six quatrains qui se rapporteraient au Bourbon Philippe V, récemment couronné roi d'Espagne (I-50, VI-2, X-79, IV-2, IV-14, V-41), d'une chanson et de diverses pièces épigrammatiques dont en page 10, à retenir, une version du fameux distique latin qu'on ne retrouve pas dans l'Eclaircissement du pseudo-Jaubert (1656) : "Nostra damus, nam corda damus sint munera grata, Quae petit ipse Deus, propria Nostra damus" (cf. CN 43). Pas de quoi en faire un pionnier de la biographie nostradamienne !

L'ouvrage dont le seul exemplaire retrouvé se consulte à la Méjanes d'Aix (3701 pièce 1), est signalé par Michaud (T 31, 1822, p.402), Bareste (1840, p.9), le mieux renseigné Buget qui note que la brochure "fut imprimée pour le passage à Salon, le 4 ou le 5 mars 1601, des ducs de Bourgogne et de Berry" (1860, p.1716), Parker (1920, p.58), etc. Il est réédité et commenté en 2001 par R. Benazra qui en donne un fac-similé (Abrégé de la vie et de l'histoire de Michel Nostradamus par Palamède Tronc de Coudoulet (Arrière-petit-neveu de Nostradamus), Feyzin, Ramkat, 2001, p.25-36). Notons que Benazra fait de l'auteur un "arrière-petit-neveu de Nostradamus" sans donner de justification. Cette supposition m'apparaît improbable car Jean-Baptiste, le fils de Jeanne de Notredame et de Pierre Tronc de Coudoulet, est né vers 1590. L'auteur de l'abrégé serait plutôt le petit-fils de Palamède, l'un des demi-frères de Jean-Baptiste, et le fils de Pierre, l'un de ses deux fils, et donc sans parenté avec Nostradamus (cf. CN 131).


  Palamède Tronc de Coudoulet, Abbregé de la vie de Michel Nostradamus, 1701 Tronc de Coudoulet, Abrégé de l'histoire de Michel Nostradamus, ms Méjanes Tronc de Coudoulet, Petit abrégé de [la vie de] Nostradamus
 

On connaît encore, dans plusieurs versions manuscrites, un Abrégé de l'histoire de Michel Nostradamus, attribué au même Tronc de Coudoulet et édité par Benazra en 2001. Sa présentation du manuscrit (p.53-56), assez confuse, réclame une mise au point.

164C Le manuscrit de la Méjanes (ms. 1167 pièce 7) comprend 2 + 48 + 10 pages de deux écritures, soit le titre (p.1), un portrait de Nostradamus auquel est ajoutée une version de son épitaphe (p.2), une partie biographique sur 22 pages suivie par l'explication d'une vingtaine de quatrains sur 26 pages d'une même écriture (très lisible), puis d'une écriture brouillonne du XIXe siècle dix pages d'explications supplémentaires prises dans La Vie et le Testament (1789).

Le début du texte du manuscrit pourrait être de Palamède, mais l'écriture du manuscrit dans sa première partie n'est pas de lui, contrairement à ce que suppose Benazra : en effet le quatrain I-7 à la page "42" de sa transcription (= p.44 de l'ensemble) a trait au concile d'Embrun de septembre 1727, soit plus de cinq ans après le décès de Palamède en mai 1722 (Buget, 1860, p.1718). Et dès le début du texte, l'auteur de l'Abrégé cite un extrait de la notice du "dernier moreri" (p.4-5), peut-être repris de la page 627 du tome 5 du Grand dictionnaire historique de Louis Moreri (Paris, Coignard), paru en 1725.

164D Le même Buget cite un manuscrit intitulé "S'ensuit l'abrégé de l'histoire de Michel Nostradamus" sur "84 pages, d'une grosse écriture" (ibid., p.1717) et daté marginalement de 1737 ! L'auteur du manuscrit ne serait pas Palamède mais son fils (décédé en 1745) comme le suggère le dijonnais François Buget, ou encore un proche. Benazra signale à la bibliothèque universitaire d'Aix (ms. 37 pièce 9) un autre Abrégé manuscrit sur 62 pages (XIXe siècle), et il en existe au moins encore un autre à la Bibliothèque de l'Institut de France (ms. 820), le Petit abrégé de [la vie de] Nostradamus sur 94 pages. La matière de ce texte dont on connaît quatre copies dont au moins deux du milieu du XVIIe siècle, est en partie reprise par l'anonyme de La Vie et le Testament (1789), et notamment des extraits du Testament et l'explication de certains quatrains comme le montre Benazra dans un tableau comparatif (p.109).

Le texte rapporte la prédiction de Nostradamus concernant Henry IV et son examen dans la maison d'un Pierre Tronc de Coudoulet (? le second époux de Jeanne de Notredame, la fille aînée de son frère Bertrand) d'après une information d'Alexandre de Paul de Lamanon, âgé de 90 ans qu'il tiendrait du "sieur l'héraud, contemporain et intime de nostradamus" (p."13-14"), c'est-à-dire de l'apothicaire Guilhen Heyraud, témoin lors de la signature du testament de son ami. L'anecdote, rayée dans le manuscrit d'Aix, ne tient pas : même en supposant cet Alexandre né en 1630 (et donc âgé de 90 ans en 1720), ayant rencontré Heyraud en 1650 au plus tôt (à l'âge de 20 ans), l'apothicaire salonnais aurait survécu près d'un siècle au médecin ! Il faudrait que cet Heyraud soit le petit-fils de l'apothicaire pour rendre le témoignage crédible. L'anecdote est reprise par l'anonyme de 1789 (p.63, cf. infra).

L'auteur nous conte une autre prédiction devenue légendaire, provenant des mêmes témoins, celle de Felice Peretti, élu pape en 1585 (Sixte Quint), devant lequel Nostradamus se serait agenouillé (p."14"), et est le premier à donner quelques extraits de l'authentique Testament de Nostradamus (p."19-20") avec quelques erreurs de lecture, notamment dans l'énoncé des pièces d'or. Il rapporte que Nostradamus "se fit donner de l'opium un peu avant que de mourir" (p."20"), et le récit véridique du maréchal-ferrant salonnais François Michel (1661-1727) reçu par Louis XIV et que Palamède aurait rencontré en 1697. Sa version de l'épitaphe de Nostradamus est totalement fantaisiste -- un mélange des versions de César, Chavigny et Giffre de Rechac (p."21").


  Tronc de Coudoulet, Abrégé de l'histoire de Michel Nostradamus, ms Méjanes, p.2 Tronc de Coudoulet, Abrégé de l'histoire de Michel Nostradamus, ms Méjanes, texte du Testament Tronc de Coudoulet, Abrégé de l'histoire de Michel Nostradamus, ms Méjanes, texte du Testament
 

Il recopie le pseudo-Jaubert (c.-à-d. Giffre de Rechac) et la Concordance de Guynaud pour certains quatrains parmi une vingtaine jugés significatifs (dont les six de l'imprimé de 1701) : I 50 (p."23"), VI 2, X 79, IV 14, IV 2, X 27 et V 41, II 28 (le maréchal-ferrant Michel), I 14, III 28 (Sixte V puis Elizabeth !), IX 45 (Henri IV), IX 50 (marquis du Pont, fils du duc de Lorraine, prétendant au trône), X 18, I 53, I 7 (concile d'Embrun de 1727), III 88, III 87 (chevalier La Ferrière), VII 19, III 51 (assassinats des rois Henry), III 99 (Mérindol : cf. CN 126), VIII 68 (Richelieu) et à nouveau I 53 (p."48"). Sept autres quatrains et un sizain ont été rajoutés dans la seconde partie manuscrite : à savoir I 72 (peste de Marseille de 1720), IV 48, III 82 (Victor-Amédée de Savoie à Toulon), IX 49 (Charles Ier), II 68, IV 89 (élection du prince d'Orange en 1689), VII 25 (François Ier), sizain 6 (p."51").

 
164E La Vie et le Testament (1789)

La biographie de Haitze et l'Abrégé manuscrit sont plagiés tour à tour par l'anonyme de La Vie et le Testament de Michel Nostradamus (Paris, Gattey, 1789), qui recopie dans ses premières pages le texte de Haitze avec des modifications mineures. L'ouvrage est généralement mal référencé : parfois mis au nom d'Edme (pour Jean-Aimé) Chavigny comme on le lit dans l'avertissement abusif de l'ouvrage qui le prétend tiré d'un manuscrit dudit Edme, parfois au nom de Jean-Aimé Chavigny (Barbier, catalogue BnF, etc.), parfois encore comme réédition de l'ouvrage de Haitze comme l'écrivent au XIXe siècle Henri Torné (Almanach pour 1872, p.51) et Robert Reboul ("Anonymes, pseudonymes et supercheries littéraires de la Provence, ancienne et moderne", in Bulletin de la Société d'études scientifiques et archéologiques de la ville de Draguignan, T 11, 1876-77, n.2158, qui cite le Catalogue Lebon de 1876), ou encore après un siècle un Dupèbe (1983, p.19, qui orthographie "Haitz"), un Chomarat (1989, n.364) et nombre de catalogues informatisés (comme celui de la BM de Lyon) !

Le compilateur reprend nombre de coquilles piochées dans ses modèles ("Anne Ponce Jumelle", "Antoine Coulard" publiant chez "Charles Langois", "Thédose de Belle", "Carolus Uthéronius", "le connétable de Montgommery", pp. 21, 52, 53 et 56) attestant de son amateurisme, caractéristique du siècle obscurantiste dit des "Lumières". Il recopie l'explication des quatrains et les extraits du testament authentique de Nostradamus (p.80-82) pris dans l'Abrégé.

Le texte de 1789 ne se démarque des précédents que par un curieux document figurant en annexe : un échange épistolaire entre les Juifs d'Arles et ceux de Constantinople (p.169-170), que Benazra omet de mentionner dans sa notice (1990, p.330). Les deux lettres auraient été découvertes par "l'hermite de Salamanque" aux archives de Tolède d'après Julian de Medrano (La silva curiosa, Paris, Nicolas Chesneau, 1583 ; autre édition revue par Cesar Oudin, Paris, Marc Orry, 1608, p.156-7) qui en donne la première version en espagnol. La première lettre n'est pas datée, mais signée Chamorra, chef des Juifs d'Espagne (et non pas d'Arles). L'authenticité de ce texte est amplement discutée et confirmée par Emmanuel Chabauty (1827-1914), chanoine de Poitiers, dans son ouvrage Les Juifs, nos Maîtres (Paris, Victor Palmé, 1882, 264 p. ; Nostra Aetate).

Le document repris par l'anonyme proviendrait de la version donnée par Jean Bouis dans La Royalle Couronne des Roys d'Arles (Avignon, Iaques Bramereau, 1641, p.475-479). Dans la version de Bouis, la première lettre, rédigée en provençal, signée "Chamorre Rabbin des Iuzious d'Arlé" et datée du "13 de Sabath. 1489", proviendrait d'une copie dans les archives d'une fameuse abbaye provençale. Le libraire royaliste François-Charles Gattey (1756-1794), qui tenait boutique au Palais-Royal avant d'être guillotiné le 4 avril 1794 (Annie Duprat, 2000), est aussi l'éditeur, la même année, d'une Apologie des juifs en réponse à la question : Est-il des moyens de rendre les juifs plus heureux et plus utiles en France ? de Zalkind Hourwitz, juif polonais.


  Vie et Testament, 1789 Vie et Testament, 1789, p.168-170
 

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Patrice Guinard: Les premiers biographes de Nostradamus, Haitze et Coudoulet
http://cura.free.fr/dico8art/1202bios.html
14-02-2012 ; updated 10-10-2018
© 2012-2018 Patrice Guinard