CORPUS NOSTRADAMUS 150 -- par Patrice Guinard

Huit quatrains de la centurie VIII : de Napoléon à Cromwell
 

L'éclaircissement des huit quatrains qui suivent, est extrait de mon Nostradamus ou l'Éclat des Empires, ouvrage par lequel je me suis livré à un exercice périlleux, ayant voulu en quelques lignes, pour chaque quatrain, rendre compte du ou des plans de référence hypothétiques (autrement dit du contexte historique ou littéraire supposé connu et que je me suis efforcé de résumer sans vouloir reprendre des pages d'histoire et de chroniques), du sens des termes utilisés par Nostradamus et supposés désigner ce contexte par sa manière particulière de l'accrocher et d'y faire référence, et pour certains quatrains des principales tentatives, heureuses ou malheureuses, d'interpréter le texte nostradamien, le tout, je le répète, en quelques paragraphes aussi clairs et concis que possible. Autrement dit il m'a fallu en un même mouvement, identifier l'historique, le résumer, le rapporter au quatrain, et rendre compte de l'ingéniosité de Nostradamus ou de celle, éventuelle, de ses principaux interprètes. Cet exercice synthétique, dans lequel j'ai essayé en peu de mots d'aller à l'essentiel sans entrer dans le détail des anecdotes historiques, ni dans l'adéquation mot à mot du texte avec les événements supposés prédits ou vus, n'a semble-t-il pas été au goût de certains lecteurs qui m'ont reproché ce laconisme, habitués aux copieux développements de mes précédentes analyses. Mon projet a été d'analyser cette centurie en moins de 200 pages (en vue d'une édition des dix centuries), sans céder à la facilité des délayages lexicographique, philologique, historique, anecdotique, comparatif, etc., même si certains des quatrains de la centurie VIII auraient mérité des développements étoffés similaires à ceux publiés au Corpus Nostradamus (cf. par exemple mon analyse des quatrains I 16: CN 63, ou I 52: CN 98). Qu'on en juge.
 
 
5 Apparoistra temple luisant orné,
La lamp' & cierge à Bornes & Bretueil.
Pour la lucerne le canton destorné,
Quand on verra le grand coq au Cercueil.
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A/B/C: lampe ; X/A/B/C: Borne
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A/B/C: cercueil


vers 1 (métrique et variante) : 9 syllabes (lire Bornes)
vers 1 (curiosité) : l'abbé Torné s'est cru nommé par l'expression luisanT orné !
vers 2 (lexique) : Bretueil = Breteuil
vers 3 (lexique) : lucerne, du latin lucerna (lampe) ; Nostradamus lègue "toutz et ungs chescungs ses livres qu'il a
à celluy de ses filz qui proffitera plus à l'estude et qui aura plus beu de la fumée de la lucerne"
(Testament 13)

Les vers 1 et 4 décrivent des funérailles célébrées en grande pompe (lumières et ornements commémoratifs). Le contexte géographique au vers 2 est déroutant : Breteuil et Bornel dans l'Oise, ou encore Bernay et Breteuil-sur-Iton dans l'Eure sur la route qui va des Baux-de-Breteuil à Saint-Rémy-sur-Avre ? Probablement des leurres comme Nostradamus aime en semer sur la voie conduisant à la compréhension de ses visions.

Le 15 décembre 1840, des funérailles nationales de Napoléon Ier sont organisées en grande pompe à Paris : son cercueil, hissé comme une relique et traîné par seize chevaux, est ramené en France à bord du navire la "Belle Poule" (dont le nom amuse peut-être Nostradamus au vers 4 : le coq ramené par la poule), puis acheminé sur la Seine, débarqué à Courbevoie, avant d'être conduit aux Invalides. La "lamp' & cierge" sont ces candélabres au gaz disposés le long du cortège, ancêtres de nos réverbères électriques, irradiant à la fois lumière et fumées (on notera l'apostrophe probablement voulue de l'édition X, que les correcteurs des suivantes ont éliminée). Les bornes sont les statues et éclairages délimitant le parcours, et Breteuil désigne l'actuelle avenue menant aux Invalides. Le troisième vers illustre probablement le parcours sinueux emprunté par le cortège commémoratif, d'abord sur la Seine, ensuite par sa destination (courbe voie), puis dans la capitale elle-même et ses quartiers (canton) afin de traverser les bornes lumineuses aménagées pour l'occasion.

Victor Hugo a donné un récit du défilé dans ses Choses vues (1887) : "Le char de l'Empereur apparaît. Le soleil, voilé jusqu'à ce moment, reparaît en même temps. L'effet est prodigieux. On voit au loin, dans la vapeur et dans le soleil, sur le fond gris et roux des arbres des Champs-Elysées, à travers de grandes statues blanches qui ressemblent à des fantômes, se mouvoir lentement une espèce de montagne d'or. On n'en distingue encore rien qu'une sorte de scintillement lumineux qui fait étinceler sur toute la surface du char tantôt des étoiles, tantôt des éclairs. Une immense rumeur enveloppe cette apparition. On dirait que ce char traîne après lui l'acclamation de toute la ville comme une torche traîne sa fumée."


Arrivée aux Invalides, 15 décembre 1840



9

Pendant que l'aigle & le coq à Savone
Seront unis Mer Levant & Ongrie,
L'armee à Naples, Palerme, Marque d'Ancone
Rome, Venise par Barb' horrible crie.

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X: Larmee, dancone ; X/A/B/C: Palerne
B: Barbe


vers 3 (variante) : Palerme
vers 3 (métrique) : 11 syllabes : avaler la finale de Palerme
vers 4 (lexique) : lire Barb' pour Barbes et Barbares (et "horrible" au sens adverbial)

L'entrevue entre François Ier et Charles Quint, le coq et l'aigle, mettant fin à la huitième guerre d'Italie, a lieu à Nice le 18 juin 1538. Ils s'engagent formellement à évacuer la Savoie, possession de Charles III. En réalité, la mainmise de la France sur le duché de Savoie-Piémont, dont les limites méridionales vont de Nice jusqu'à Savone, durera de 1536 à 1559 (jusqu'au traité de Cateau-Cambrésis), soit environ 22 ans, la durée impliquée par les événements de ce quatrain.

Au moment où l'Espagne et la France se réconcilieront en Savoie (vers 1, jeu de mots sur Savoie/Savone pour respecter la rime), Süleyman alias Soliman le Magnifique (1494-1566) commence à prendre pied en Hongrie à partir de 1541. L'installation des turcs (Mer Levant) au sud et à l'est de Vienne provoquera un traumatisme durable dans la chrétienté.

Au cours de la bataille navale de Préveza (en Épire sur la côte occidentale grecque), la flotte hispano-vénitienne de la Sainte Ligue (Naples et la Sicile, possessions espagnoles, les états pontificaux de Rome et de la Marche d'Ancône, la République de Venise), pourtant en supériorité numérique, est écrasée le 28 septembre 1538 par la flotte ottomane de Barberousse.

Les lecteurs des Prophéties pouvaient presque déchiffrer ce quatrain à sa parution en 1558, hormis l'Ongrie. Mais une défaite en cache une autre : la bataille de Djerba le long des côtes tunisiennes opposant les mêmes forces alliées à la flotte ottomane se solde par une nouvelle débâcle de la flotte chrétienne en mai 1560, et marque, jusqu'à la bataille de Lépante en 1571, la suprématie des turcs en Méditerranée.


Barberousse, Piyale Pasha et Turgut Reis

Notons l'apostrophe à Barb' cachant le nom des deux barbus aux commandes de la flotte turque en 1560, Turgut Reis dit Dragut (c. 1514-1565) et Piyale Pasha (c. 1515-1578), et le singulier à "crie" se rapportant à l'ensemble de la flotte chrétienne.


16

Au lieu que HIERON feit sa nef fabriquer,
Si grand deluge sera & si subite,
Qu'on n'aura lieu ne terre s'atacquer
L'onde monter Fesulan Olympique.

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A/B/C: terres, X: satacquer
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vers 1 (métrique) : Hieron (élision de la finale à la césure) ; prononcer comme Hyères
vers 1 (lexique) : Hieron = Hiéron II ou son petit-fils Hieronymus
vers 2 et 4 (versification) : subite / Olympique (assonance)
vers 2 et 4 (syntaxe) : "subite" s'accorde avec "l'onde" au vers 4
vers 3 (lexique) : s'atacquer = s'attacher (i.e. s'accrocher, s'agripper)
vers 4 (lexique) : Fesulan, du latin Faesulae, les Fésules (Fiesole au nord de Florence)
vers 4 (anagramme) : Fesulan, anagramme de Fuselan, du latin fuse (en s'étendant, en se répandant)
vers 4 (métaphore et anagramme) : Olympique = au ciel ; Olympique pour "Polymique", des termes grecs poly (nombreux) et mikros (petit) ?

Ce quatrain est "un triple Janus", une perle poétique et visionnaire, et un aboutissement de l'érudition et du génie littéraire du prophète saint-rémois. Le contexte des guerres puniques cache deux événements futurs : un déluge au vers 2, un séisme nucléaire (onde) au vers 4.

Le cadre historique du quatrain se situe au temps d'Hannibal (247-183). En 226 un tremblement de terre de grande ampleur s'abat sur Rhodes et détruit le fameux colosse. Hiéron II, tyran de Syracuse (de 270 à 215) et allié des Romains, envoie une flotte pour venir au secours des Rhodiens, événement auquel un présage pour septembre 1561 ferait allusion : "La navis Hieronis bien pleine, qui par sa grandeur liera les deux ports, resuscitera les demy morts." (Almanach pour l'an 1561, fac-similé Amadou, 1992, [70] p.451). En 215, son petit-fils Hieronymus, tyran de Syracuse en 215-214, rompt son alliance avec Rome et s'allie aux Carthaginois et à Hannibal : ce sera la fin de l'indépendance de Syracuse.

En 218, Hannibal, après avoir passé les Pyrénées puis les Alpes, débarque en Italie. Nostradamus a choisi chez Tite-Live l'image d'un cheval s'écroulant sous son cavalier, i.e. celui du bouillonnant consul Flaminius donnant le signal du combat à Arretium après les ravages d'Hannibal autour des Fésules, pour illustrer les événements de ce quatrain (cf. Histoire Romaine, XXII 2-3).


Le terme HIERON, dont les majuscules soulignent l'importance, est l'anagramme de HIR NOE, Noe pour le personnage biblique, et HIR à la fois pour Hyères qui serait envahie par les eaux lors des catastrophes climatiques annoncées pour les années 2060 dans la préface à César (cf. CN 33, 33-34), et pour HIR-oshima qui sonne aussi comme Hieronymus.

A l'appui de cette interprétation, la construction du vers 1, qui n'est pas "Au lieu HIERON feit sa nef fabriquer", mais "Au lieu que HIERON feit sa nef fabriquer" : la formule adverbiale "au lieu que" marque une opposition ou une mise en parallèle entre deux situations, et nécessite la lecture suivante : "Alors que Noe fait fabriquer son arche, la ville d'Hiroshima fabrique des navires" (chantiers navals de Mitsubishi).
Le vers 4 porte moins sur l'événement nucléaire qui frappera Hiroshima qu'il dresse la description quasi-scientifique du phénomène nucléaire : l'expression "onde monter" (radiation, champignon nucléaire), l'anagramme et néologisme Polymique (une multitude de petits, sous-entendu atomes), et la polysémie impliquée par l'autre anagramme et néologisme Fuselan (embrasement, irradiation ...).

Ionescu a vu juste dans son identification du quatrain (en partie seulement car il ignore le contexte historique comme la possibilité d'inondations méditerranéennes futures), mais sa recherche des anagrammes est laborieuse et mal assurée (1976, p.596-9). Dans le quatrain VIII 10 concernant les bombardements des 6 et 9 août 1945, il était question d'un âne américain que l'on retrouve dans le présent : il suffit de doubler les voyelles du terme Fesulan pour lire l'anagramme FEU L'ANE USA, i.e. "l'âne Usa <au moyen du> feu".

Dans la ville d'Hiroshima où l'on fabrique des navires, il y aura un tel déluge et une si soudaine conflagration qui montera au ciel en se répandant partout, qu'on ne saura où se réfugier.



18

De Flora issue de sa mort sera cause,
Vn temps devant par jeusne & vielle bueyre
Par les trois lys luy feront telle pause,
Par son fruit sauve comme chair crue mueyre.

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A/B/C: vieille
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vers 1 (lexique) : Flora pour Florentia (Florence)
vers 1 (métrique) : élision du /a/ de "Flora" devant "issue"
vers 2 (métrique) : vielle : élision de la finale
vers 2 (lexique) : bueyre (provençal) = querelle, désaccord, dissension
(Chavigny cite un poète provençal : "Per trop amar ay prez debbat ébueyra", Janus, p.262)
vers 2 et 4 (métrique) : prononcer bu-eyre et mu-eyre (diérèses)
vers 4 (lexique) : mueyre, du provençal mouiro = eau salée, saumure

"Issue de Florence" ! Les lecteurs du XVIe siècle lisaient ces vers comme devant s'appliquer à Catherine de Médicis : ainsi Chavigny dans son Janus, qui transcrit "FLORE" et élimine, trop pudiquement car il ne s'agit que d'une métaphore culinaire, le dernier hémistiche (p.260-262) ! Mais pour qui comprend Nostradamus, il s'agit évidemment d'un leurre, et la principale protagoniste du quatrain ne peut être que l'épouse d'Henri IV, native de Florence comme sa lointaine cousine. Marie avait de bonnes raisons d'en vouloir à son époux, géniteur d'une douzaine d'enfants illégitimes avec au moins sept maîtresses. Délaissée voire humiliée, Marie de Médicis s'entoure de partisans opposés à la politique de son mari et réussit à se faire couronner officiellement reine de France le 13 mai 1610, après neuf ans de mariage. Le lendemain, Henri IV est assassiné par le trop célèbre François Ravaillac, un fanatique catholique.

Marie de Médicis, originaire de Florence, sera cause de la mort de son mari, un jour après son couronnement, pour avoir ravivé d'anciens conflits religieux et idéologiques, ceux de la Ligue (vers 1 et 2). Les Bourbons se succèderont de Louis XIII, le "fruit sauve" de Marie, à Louis XVIII, alors que la Maison d'Orléans (dont les armoiries sont aussi les trois lys), issue de Louis XIII, ne règnera en France qu'après une "pause" d'environ deux siècles (de 1643 à 1830) avec Louis-Philippe Ier, descendant de Philippe d'Orléans dit Monsieur, frère de Louis XIV. La maison d'Orléans aura été conservée pendant cinq générations comme "chair crue" dans la saumure (vers 3 et 4) !


36

Sera commis conté oingdre aduché
De Saulne & Loue sainct Aulbin & Bell'oeuvre
Paver de marbre de tours loing espluché
Non Bleteram resister & chef d'oeuvre.

X/A/B/C : conte ; B: oindre
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vers 1 (lexique) : commis, du latin committere (réunir, assembler ; rendre exécutoire)
vers 1 (prosodie et variante) : manque une syllabe ; lire "conté" (comté)
vers 2 (prosodie et variante) : manque une syllabe : rajouter Doubs ou Loue
vers 2 (géographie) : De Saulne & Loue = "depuis la Saône et la Loue (indique aussi la ville de Lons-le-Saunier, Ledo Salinarius)
vers 2 (géographie) : Bell'oeuvre = Bellevesvre
vers 3 (lexique) : espluché = nettoyé, assaini, rasé
vers 4 (géographie) : Bleteram = Bletterans, et du latin blaterare (babiller, bavarder)
vers 4 (anagramme) : Bleteram = blaterem (subj. présent de blaterare : "que je bavarde")

Les localités de Saint-Aubin, Bellevesvre, Bletterans et Lons-le-Saunier forment un arc de cercle à la limite du département actuel du Jura, exactement à la frontière séparant jusqu'en 1477 le duché de Bourgogne à l'ouest du comté de Bourgogne à l'est. Le bourg de Saint-Aubin au nord (à 17 km de Dole) est situé entre la Saône et le confluent du Doubs et de la Loue.

Le 18 août 1477, soit sept mois et demi après le décès de Charles le Téméraire à Nancy, la duchesse Marie de Bourgogne, sa fille unique, épouse le futur empereur du Saint-Empire Romain Germanique Maximilien Ier de Habsbourg. Le roi Louis XI récupère le duché de Bourgogne, mais le comté de Bourgogne (la Franche-Comté) passe aux mains des Habsbourg d'Autriche. Le territoire bourguignon reste divisé pendant deux siècles, jusqu'à l'annexion définitive de la Franche-Comté par Louis XIV, ratifiée par le traité de Nimègue le 10 août 1678.


Bourgogne, 1477

En 1678 encore, à la stupéfaction de la cour et de l'opinion, Louis XIV décide de s'installer à Versailles dans le modeste château construit par son père Louis XIII, suite à son acquisition de quelques ruines en 1632 (cf. le titre d'acquisition par Louis XIII, le 8 avril 1632, de la terre et seigneurie de Versailles, "consistant en viel Château en ruines & une ferme de plusieurs Edifices" (Jacques-François Blondel, Architecture françoise, tome IV, Paris, Ch-A. Jombert, 1756, livre VII, p.93). Les ruines sont rasées et le château de Versailles est construit autour de la fameuse cour de marbre (vers 3).

Les grands travaux d'aménagement et de reconstruction commencent en 1678 avec la création de la galerie des Glaces et ne s'achèveront qu'en 1689. Mais Louis XIV n'attendra pas ce terme, puisque le 6 mai 1682 il quitte Saint-Cloud pour venir s'installer à Versailles encore en chantier. "Je ne peux m'empêcher de bavarder devant un tel chef d'oeuvre" s'écrie le voyant au dernier vers !

Au moment où la Bourgogne est réunifiée et devient une région du royaume de France, par la réunion du comté au duché limitrophe ratifiée au traité de Nimègue, la royauté commence à s'installer à Versailles.


40

Le sang du Iuste par Taurer la daurade,
Pour se venger contre les Saturnins
Au nouveau lac plongeront la maynade,
Puis marcheront contre les Albanins.

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vers 1 (lexique) : Taurer, néologisme pour défoncer, et allusion à l'église Notre-Dame du Taur à Toulouse
vers 1 (lexique) : daurade = l'ancienne église Sainte-Marie de la Daurade (devenue basilique)
vers 2 (lexique) : Saturnins = Saturniens, païens (fête des Saturnales) ; et allusion à la basilique de Saint-Sernin
vers 3 (lexique) : lac (allusion au lac toulousain des Tectosages ; cf. VIII 28)
vers 3 (lexique) : maynade, de l'occitan manada (troupeau de taureaux ; bande, tribu)
vers 4 (lexique) : Albanins = les Anglais, du nom latin Albion (la Grande-Bretagne)

Encore un quatrain où le contexte toulousain (qui décidément inspire le saint-rémois) sert partiellement de décor à de tout autres événements. Le premier vers qu'il faut lire par homophonie "par tort et la Daurade" (calembour), est l'un des plus époustouflants du recueil.

En 1761 l'ancienne église de la Daurade, Sancta Maria Deaurata, surnommée "la dorée" en raison de ses mosaïques à fond d'or, et bâtie sur les vestiges d'un temple païen (dédié à Apollon), est totalement et sauvagement rasée.

Dans le même temps à Toulouse, Jean Calas, de confession protestante, est accusé du meurtre de son fils Marc-Antoine, retrouvé pendu le 13 octobre 1761. Calas est condamné par le Parlement de Toulouse, torturé puis exécuté le 10 mars 1762 place Saint-Georges à quelques rues de la Daurade, avant d'être innocenté puis réhabilité en 1765 grâce à l'activisme littéraire de Voltaire.

Nostradamus a habité Toulouse, plus exactement rue de la Triperie (actuellement rue Tripière), à égale distance des deux lieux.

Le terme "Saturnins", qui désigne habituellement les Juifs, est employé ici pour les païens (accessoirement pour les protestants) : Nostradamus donne au vers 2 la seule raison commune, idéologique, qui préside à la fois à l'assassinat du marchand toulousain comme à la destruction de l'édifice irremplaçable qu'il avait fréquenté.

Le sang d'un innocent sera versé à tort et on défoncera l'église de la Daurade pour des raisons idéologiques.


Toulouse, rue Tripière

Dans le même temps, l'Europe est plongée dans la guerre de Sept Ans (1756-1763). Le 8 juillet 1758, les forces françaises du lieutenant Louis de Montcalm repoussent les troupes britanniques alliées aux tribus Iroquoises à la bataille du fort Carillon (situé entre les lacs Champlain et George, et renommé depuis Fort Ticonderoga). Le terme "maynade" est métaphorique (d'autant plus que les anglais étaient quatre fois plus nombreux), comme l'est l'ensemble du vers.

[Le quatrain ne va pas plus loin. Notons que la bataille dite "des plaines d'Abraham" se solde par la victoire de l'armée britannique sur les forces française (Québec, 13 septembre 1759). Les Britanniques occupent Montréal en septembre 1760, puis les Caraïbes en 1762. La Nouvelle-France dont Louis XIV prend le contrôle en avril 1663 aux dépens de la Compagnie coloniale des Cent-Associés, disparaît de la carte au traité de Paris en février 1763, après un siècle d'existence au sein de la monarchie.]


41

Esleu sera Renad ne sonnant mot,
Faisant le saint public vivant pain d'orge,
Tyrannizer apres tant à un cop,
Mettant à pied des plus grans sus la gorge.

C: Renard
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vers 1 (lexique) : Renad (néologisme) pour "damneur" par homophonie (et éventuellement renard, rusé)
vers 2 (construction) : enjambement à la césure (saint public) ou non ("public vivant" pour nourriture)
vers 2 (anagrammes) : orge, pour ogre et roge (rouge)
vers 3 (lexique) : cop = coup (au sens de couper, trancher)


Deux identifications principales partagent les exégètes : celle de Torné dans ses Lettres (1870), principalement fondée sur le troisième vers (coup d'État du 2 décembre 1851), et celle de Ionescu (1976), mais tous deux très éloignés du texte pour emporter l'adhésion. Le vers 4 plaide clairement pour l'hypothèse Ionescu. Mais le vers 3 m'est resté passablement énigmatique jusqu'à ce que l'ultime terme l'éclaire.

Robespierre, désigné par le néologisme Renad par Nostradamus, c'est-à-dire le "damneur" par homophonie (et aussi le damné), avocat de formation mais mauvais orateur, sera élu député puis membre du Comité de Salut Public en juillet 1793 (vers 1).

Il est partisan du culte de l'Être suprême, et fait adopter en mai 1794 un calendrier de fêtes républicaines ayant pour fonction de se substituer aux fêtes catholiques. De tempérament taciturne, il affiche le masque de la vertu républicaine : un "saint public" (ironise Nostradamus), mais en réalité un ogre se nourrissant du pain ensanglanté de ses victimes (vers 2).

Aux commandes du Comité de Salut Public (du gouvernement), Robespierre se débarrasse des Hébertistes à sa gauche, puis de Danton et des indulgents à sa droite, avant d'imposer une dictature sanguinaire, la Terreur, avec son instrument exécutoire, la guillotine (vers 3 et 4). Robespierre fut un coupe-gorge (finales en 3 et 4).


58

Regne en querelle aux freres divisé,
Prendre les armes & le nom Bitannique
Tiltre Anglican sera tard advisé,
Surprins de nuict mener à l'air Gallique.

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A/B/C: Britannique
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vers 1 (lexique) : divisé = ici partagé
vers 2 (lexique) : Bitannique, pour Britannique (corrigé dans les éditions Rigaud ultérieures) et du latin bitere (marcher)
vers 3 (lexique) : advisé : reconnu (Godefroy)
vers 4 (lexique) : Gallique = Gaulois et Gaélique (Irlandais)


Le royaume britannique sera partagé entre les frères Charles II (1660-85) et Jacques II (1685-89), les fils du roi décapité Charles Ier, lesquels règneront successivement après la période du protectorat d'Olivier Cromwell qui s'accaparera le titre britannique grâce à sa conquête de l'Écosse et de l'Irlande (vers 1 et 2). Le néologisme "bitannique" souligne aussi le caractère actif du personnage, toujours en mouvement, armé et entouré de ses gardes (mais dont il se méfiait, craignant toujours une conspiration).

Cromwell (1599-1658) est nommé Lord Protecteur de la République d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande en 1653 à l'âge de 54 ans (vers 3). Il avait conquis l'ensemble des territoires britanniques, et les avait soumis au nom de l'Église Anglicane. Le massacre et la déportation entre 1649 et 1651 de centaines de milliers de militaires et civils irlandais (soit la moitié de la population) ne lui furent jamais pardonnés, notamment parmi ses proches et par sa fille préférée Elizabeth Cromwell Claypole, fidèle aux Stuart et décédée le 6 août 1658 après plusieurs semaines d'agonie.

Cromwell s'était retiré à Hampton-Court à son chevet, supportant abasourdi auprès d'elle ses plaintes et litanies (l'air Gallique) concernant ses crimes passés : il ne s'en remettra pas. A son tour malade et alité, puis surpris dans la nuit du 2 au 3 septembre 1658 par une violente tempête (cf. Abel Villemain, Histoire de Cromwell, Paris, 1819, T. 2, p.323), à laquelle se joignait probablement dans ses délires les gémissements de sa fille, il meurt le jour suivant dans l'après-midi (vers 4).

[Les vers 3 et 4 peuvent aussi s'appliquer à l'un ou l'autre des frères Stuart, privés de leur trône : Charles II s'embarque pour Dieppe en octobre 1651 après sa défaite à Worcester, et son frère se réfugie en décembre 1688 auprès de Louis XIV.]

Les quatrains 56 et 58 relatifs à Cromwell s'entrecroisent avec les quatrains 55 et 57 relatifs à Napoléon : par cet agencement particulier (y compris dans le choix d'intervalles de huit années : 1812/1804 et 1650/1658), Nostradamus aura voulu associer ces personnages de l'histoire : grands militaires, usurpateurs de trônes, deux bouchers.


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Patrice Guinard: Huit quatrains de la centurie VIII : de Napoléon à Cromwell
http://cura.free.fr/dico8art/1112NoEdE6.html
13-12-2011 ; updated 04-10-2018
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