CORPUS NOSTRADAMUS 12 -- par Patrice Guinard
 

Témoignage d'un gentilhomme campagnard : Gilles Picot de Gouberville
 

Gouberville est né Gilles Picot, le 12 janvier 1521 ; il est décédé non marié, mais non sans enfants, le 7 mars 1578. Il possédait diverses propriétés dans le Cotentin entre Cherbourg et Valognes, et notamment au Mesnil-au-Val, ainsi qu'un manoir à Russy près de Bayeux. Il tenait de son père Guillaume Picot une charge de lieutenant des eaux et forêts en la vicomté de Valognes. La culture du pommier et la production de cidre constituait son activité principale. Il a méticuleusement consigné ses activités, ses relations, et ses dépenses quotidiennes dans un livre de raison ou livre de comptes, qualifié par Pierre Chaunu de modèle du genre, et dont seules les années 1549 à 1562 nous sont connues.

012A Un curé de la paroisse de Valognes, Alexandre Tollemer, donne à Valognes en 1870, puis à Rennes en 1880, les premières éditions d'un manuscrit qu'il a retrouvé : Journal manuscrit d'un sire de Gouberville et du Mesnil-au-Val, gentilhomme campagnard au Cotentin, de 1553 à 1562. Une réédition, complétée par un nouveau manuscrit pour les années 1549-1552, est parue dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie (Tomes 31-32) : Le Journal du Sire de Gouberville, éd. Eugène de Robillard de Beaurepaire, Caen, Henri Delesques, Tome 31, 1892 ; Journal de Gilles de Gouberville pour les années 1549, 1550, 1551, 1552, éd. A. de Blangy, Caen, Henri Delesques, Tome 32, 1895 ; réédition en fac-similé : Le Journal du Sire de Gouberville (1549-1562), Bricqueboscq, 1993.
 

29 octobre 1558 (p.457)

Le sabmedi XXIXe, je ne bougé de céans. Je fys commencer à semer du fourment à la Haulte-Vente, des deux costés du Capplier. Nostradamus disoyt en son allemanac [sic] qu'il faisoyt bon labourer ce jour.

Gouberville semble faire référence à l'Almanach pour l'an 1558, dont aucun exemplaire n'a été retrouvé, et qui a été imprimé, à Paris, par Guillaume Le Noir (privilège du 20 septembre 1557). C'est en effet dans un almanach semblable, en l'occurence celui pour l'année 1562, publié par le même imprimeur-libraire, qu'on retrouve des formules semblables à celle mentionnée par le gentilhomme normand : "En Aquarius il faict bon labourer la terre, planter vignes, coupper les cheveulx." (f.C3v). Ces préceptes sont des rajouts de l'imprimeur, précisément destinés à une clientèle rurale.
 

19 novembre 1560 (p.608)

Le mardi XIXe, tout le jour, je ne bougé de Russy. Harel et Yyer vennèrent les febves qu'ilz battirent hier à la grange Heusé. Lemonstre et aultres serviteurs de Russy besongnèrent et fendre du boys d'ourme au jardin de devant la porte ; Symonnet lima la sie chez le serrurier. La relevée, led[it] serrurier absent au matin, Roger Housteville vinst à Russy pour sçavoyr ce qu'il debvoyt, et demanda terme à Noël, que je lui accordé, si mon frère en estoyt content. Sct-Sanson fut à Bayeulx quérir l'acte des derniers plès de Tour contre Grandval, et apporta une lampe de cuyvre de chez Lambert, mercyer, que je n'ay poynct payée, et ung almanac de Nostradamus qui cousta VIII d[eniers], et pour sa despense, VI d[eniers].
 
Gouberville, Journal, 19 novembre 1560

Gouberville demande à un certain Saint-Sanson de lui procurer l'Almanach pour l'an 1561 (privilège du 24 octobre 1560 accordé à Guillaume Le Noir) qui est déjà disponible à Bayeux, avant même la fin de la foire lyonnaise. Il lui en coûte 8 deniers, c'est-à-dire les 2/3 d'un sou, sachant que vingt sous valaient une livre, et que cinquante sous valaient environ un écu sol (écu au soleil). L'almanach en 1557 coûtait 5 deniers au libraire, ou 3 "en feuille" s'il n'était pas assemblé (cf. l'acte Guéroult au CN 58). La fortune de Nostradamus, léguée à ses héritiers, totalisait 3444 écus et 10 sous (cf. CN 177), soit l'équivalent approximatif du produit de la vente de 258.300 almanachs.
 

10 novembre 1562 (pp.837-838)

Le mardi Xe (...) Apprès avoyr esté devant l'auditoyre (en)viron une heure et parlé à plusieurs personnes qui avoyent affère à la jurisdiction des forests, et que le lieutenant Franqueterre m'eut rendu devant chez Borlande une pronostication de Nostradamus, et que je luy heuz rendu la cédule qu'il m'en avoyt faicte, je le pryé de venir disner avec moy, dont il m'escondit, puys nous en allasmes disner chez Denys, Barnavast et Tourye, procureur de mons(ieur) de Cresney.

On ne sait pas de quelle année date cette pronostication. Peut-être s'agit-il d'un autre opuscule paru chez Guillaume Le Noir. On peut inférer de ce témoignage que Gilles de Gouberville conservait précieusement ces fascicules, même pour les années écoulées, au point d'en restituer une attestation à son emprunteur. Les almanachs et pronostications de Nostradamus avaient plus qu'une valeur pratique et immédiate aux yeux du châtelain de Mesnil-au-Val.
 

14 décembre 1562 (p.851)

Led(it) jour [lundi XIIIIe], je fys arer à la Haulte-Vente, par Gilles Berger, Charlot et Lemonstre pour fère du fourment ; E. et Bertin furent à La Haye de Digoville mener deux aulmeaulx, Miquelet et le Doudey, avec les aultres bestes. Au soyer, apprès soupper, Henrye Feullye et son filz Denys vindrent céans me pryer que j'arrestasse l'assignation que Jacques Feullye avoyt faict donner ce jourd'huy aud(it) Henrye, pour les injures qu'il avoyt her soyer, viron mynuyct, dictes aud(it) Jacquet. Ce que je fys et y envoyé Lemonstre. Il fist fort beau temps et si doulx qu'on n'aist seu désirer davantage ; il estoyt le jour du solstice selon Nostradamus.

Dans le calendrier de l'Almanach nouveau pour l'an 1562, paru chez Guillaume Le Noir et Jehan Bonfons, en l'occurence peut-être une contrefaçon, Nostradamus mentionne à juste titre l'entrée du Soleil en Capricorne pour le 12 décembre (f.A8v), et non pour le 14. Le diariste semble un peu embrouillé avec les dates dans ces pages de décembre, puisqu'il date déjà son relevé journalier du lundi 13 au lieu du 14, comme l'est pareillement son commentateur Brind'Amour, qui mentionne le premier témoignage de Gouberville pour le 29 novembre, au lieu du 29 octobre.
 
 

Conclusions

Les almanachs et pronostications de Nostradamus étaient lus dans les campagnes aussi bien qu'à la cour. Dès le 19 novembre 1560, c'est-à-dire avant même la fin de la foire de Lyon, ils sont en vente chez un revendeur de Bayeux. Les revendeurs des petites villes de France avaient trouvé chez les paysans lettrés aussi bien que chez les citadins, une clientèle assidue et attentive aux dernières nouveautés. Le Calendrier des Bergers, vieux de plus d'un demi-siècle, et au contenu relativement stable et ennuyeux, semble supplanté à l'apparition des premières pronostications de Nostradamus.

Le gentilhomme du Cotentin possédait les almanachs pour 1558, 1561 et 1562, tous parus semble-t-il au nom de Guillaume Le Noir, sans doute aussi ceux pour les années 1559 et 1560, et quelques pronostications pour les mêmes années. Il est probable qu'il a poursuivi sa collection jusqu'aux dernières parutions du provençal. Il possédait peut-être aussi une édition des Prophéties, que les premiers commentateurs du Journal ont confondu avec les pronostications en prose.
 
 
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Patrice Guinard: Témoignage d'un gentilhomme campagnard :
Gilles Picot de Gouberville
http://cura.free.fr/dico4ti/603B-gou.html
15-03-2006, last updated 30-12-2018
© 2006-2018 Patrice Guinard