Nostradamica

CORPUS NOSTRADAMUS 64 -- par Patrice Guinard
 

Le quatrain 23 de la centurie VI et la critique des méthodes dites rationalistes
 
 

"Le Dieu Janus jadis à deux visaiges,
Noz anciens ont pourtraict & trassé:
Pour demonstrer que l'advis des gens saiges,
Vise au futur, aussi bien qu'au passé."
(Guillaume de La Perrière, Le Theatre des bons engins, 1545)
 

Certains interprètes prétendent qu'on ne trouve pas d'anagrammes dans les quatrains de Nostradamus, si ce n'est soulignées par des majuscules. Alors on pense immédiatement au quatrain VI 23, introduisant le quatrième vers par le fameux Rapis, anagramme indigne en apparence du poeta hermeticus, à une époque où les jeux de mots étaient monnaie courante.

Ainsi, dans l'exemplaire d'Utrecht (édition de 1557), plus fiable que celui de Budapest:

D'esprit de regne munismes descriees,
Et seront peuples esmeuz contre leur Roy:
Faix, faict nouveau sainctes loix empirees,
Rapis onc fut en si tresdur arroy.

La version de Budapest donne Paix au lieu de Faix, et introduit une virgule après nouveau ; les éditions Benoist Rigaud de 1568 accentuent les adjectifs de fin de vers 2 et 4 : descriées, empirées.

Cette confusion de "Paix" avec la version originelle "Faix" a conduit Étienne Barbazan, l'auteur anonyme de la Lettre critique sur la personne & sur les Ecrits de Michel Nostradamus (Paris, Mercure de France, Août et Novembre 1724) et le premier interprète passéiste des quatrains, à imaginer que le quatrain pourrait illustrer les troubles provoqués par les Huguenots à Paris en 1561, soit deux ans après la paix de Cateau-Cambrésis (p.1744). Outre l'écart de deux années, la gravité du dernier vers reste mal justifiée.

Paris, jamais (onc), ne fut dans une situation si difficile et en si mauvaise posture (arroy), ou encore désarroi par aphérèse. Depuis la mort de Henry II et avec les guerres de religion qui viennent de commencer, on s'attend au pire en France. La fin des années 80 et en particulier l'année 1588 sont annoncées comme des années cruciales, sinon fatidiques. Des textes plus ou moins apocalyptiques commencent à circuler, dont celui-ci, attribué à Regiomontanus (cité par Ivan Cloulas, Catherine de Médicis, Fayard, 1979, p.570):

"Mille ans passés après que la Vierge enfanta,
Quand cinq cents autres ans se seront écoulés,
L'année quatre-vingt-huit, en prodiges féconde,
Dans son déroulement le malheur portera.
Si ce n'est pas alors que vient la fin du monde,
Que la terre et les flots ne se voient ébranlés,
Tout se renversera, des empires puissants
Crouleront, et partout le deuil sera grand.
"
 

Cloulas ajoute que Melanchthon lui-même, après le grand cycle se terminant en 1518 par le défi de Luther à l'Eglise Catholique, compte dix fois 7 ans (soit la durée de la captivité de Babylone) pour arriver à la même date de 1588. Cependant Regiomontanus, pas plus que Johannes Stoeffler pour la conjonction de 1524 (cf. Guinard, http://cura.free.fr/01qqa2.html, note 33), n'a jamais rien écrit de semblable. Il s'agit en réalité d'une spéculation apocalyptique proche de celles du "Livre admirable" (Mirabilis Liber), émise par l'allemand Gaspar Brusch dans sa préface à l'ouvrage de l'abbé Engelbert sur l'essor et la chute de l'empire Romain. (De ortu et fine Romani imperii liber, Johannes Oporinus, Bâle, 1553).

Voici les premiers vers du texte allemand, tels qu'ils figurent dans un almanach de Jacob Cnespel (Cnespelius), la Grosse Practica auff das Jar 1586 (Nuremberg, Valentin Fuhrmann, 1586, f.A2v) :

"Tausendt fünff hundert achtzig und acht,
Das ist das Jar das ich betracht,
Geht in dem die welt nicht unter,
So geschicht doch sonst groß mercklich wunder."

Le quatrain allemand est repris dans l'Almanach pour l'an bissextil 1588 (Lyon, Benoist Rigaud) d'Himbert de Billy avec une traduction fantaisiste (A1v).

Une autre version du célèbre quatrain figure encore dans le Prognosticon Astrologicum auf das Jahr 1598 de Georg Caesius (Nürnberg, ca. 1597, f.A3r). Cf. aussi la version fautive donnée par Lynn Thorndike (A history of magic and experimental science, New York, Columbia University Press, 1941, vol. 5, p.373) et la version latine de Cyprianus Leovitius, De conjunctionibus magnis insignioribus superiorum planetarum (Launingen, 1564, f. N3v) reprise, avec de nombreuses erreurs, par John Securis, A newe almanacke and prognostication for the yere of our Lord 1569 (London, Thomas Marshe, 1569, f.A2v) et en D3v de l'almanach de Billy précité, avec une traduction française (qui suit) :

"Post mille expletos a partu virginis annos,
Et post quingentos rursus ab orbe datos :
Octogesimus octavus mirabilis annus
Ingruet, is secum tristia fata feret.
Si non hoc anno totus malus occidet orbis,
Si non in nihilum terra fretumque ruet :
Cuncta tamen mundi sursum ibunt atque retrorsum ["deorsum" ailleurs]
Imperia, & luctus undique grandis erit."

"Mil cinq cens quatre vingts & huict, l'an admirable
Surprendra les humains, & sera lamentable.
Si cest an tout le monde en malheur n'est plongé,
Si sur terre & sur mer tout en rien n'est changé :
Neantmoins seront tous du monde les Empires
Allans du haut en bas, dont pleurs on ne vit pires."

Les quatre derniers vers sont encore cités par Pierre Petit en 1665 (Dissertation, pp.337-338), avec ce commentaire : "Et Regiomont n'asseura il pas aussi par les mesmes raisons que le monde finiroit en 1588, ou que tous les Empires seroient aneantis."

1588 est effectivement l'année de tous les dangers. "L'hérétique" Henry de Navarre et "l'athéiste" Henry III sont haïs par les Ligueurs qui tiennent Paris depuis 1585, et surtout après le jeudi 12 mai 1588, jour de leur "révolution de mai" : c'est la fameuse journée des Barricades, provoquée par Henry III mais qui se retourne contre lui, contraint de quitter le Louvre le lendemain dans la soirée et de s'enfuir avec ses troupes et ses gardes Suisses à Chartres via Saint-Cloud.

"Ce jeudi 12e de may, surnommé le jour des barricades, fust le commencement et l'occasion des grans troubles depuis avenus, hault loué et magnifié seulement des Ligueurs et des sots badaux de Paris" note le parisien Pierre de L'Estoile dans son journal (Journal de Henri III, vol. 3, 12 Mai 1588, Librairie des bibliophiles, Paris, 1876, p.146)

Faix, faict nouveau, sainctes loix empirées,

De quels faits/faix s'agit-il? Comme dans un jeu de miroirs, l'auteur du quatrain nous convie à suivre l'escalade conduisant à l'anarchie, unique dans leur histoire, qui a sévi en France, et en particulier à Paris, à la fin des années 80 et au début des années 90. Le pays n'est plus gouverné ; meurtres et forfaits se succèdent (sainctes loix empirées). Le chef de la Ligue, Henry surnommé le Balafré, 3e Duc de Guise, est assassiné à Blois le 23 décembre 1588 sur ordre de Henry III, lequel à son tour est poignardé à Saint-Cloud par le moine dominicain Jacques Clément le 1er août 1589.

Faix, faict nouveau : "nouveau" ayant le sens d'inaccoutumé, d'inhabituel, mais aussi d'autre, de second, d'un second qui remplace un premier. Faix (qu'on retrouve au dernier vers du Présage pour décembre 1555 : La mort, mort vent par pluye casse faix) au double-sens de porte-charge, de poutre faîtière, de responsabilité, comme de fait, d'événement : "Porter la charge ou le faix et evenement d'un procez" lit-on dans le dictionnaire de l'érudit et ambassadeur Jean Nicot (Thrésor de la langue française, Paris, 1606), connu aussi pour avoir introduit le tabac en France (nicotine).

Autrement dit sont désignés par le quatrain : Henry III "à nouveau", puis Henry IV, sur les épaules desquels ont pesé les destinées de la France au cours des cinq années d'anarchie qui ont suivi la journée des barricades de Paris. Et de mai à juillet 1589, les deux rois, celui de France et celui de Navarre, s'allient même pour assiéger Paris. Le siège, intermittent, durera quatre ans, et là encore Rapis onc fut en si tresdur arroy, jusqu'aux concessions faites lors des états généraux de la Ligue et à l'abjuration de Henry IV à Saint-Denis (juillet 1593).

Et seront peuples esmeuz contre leur Roy:

Plusieurs peuples pour un Roi. Il s'agit bien sûr de Henry III, et c'est même l'indice quasi-certain qui met la puce à l'oreille: car ce roi raffiné, atypique, qu'on a dit homosexuel, après sa fuite du royaume de Pologne à la mort de son frère Charles IX en 1574, gardera le titre de "Roy de France et de Pologne". Double jeu de miroirs ici encore dans ce quatrain remarquable, puisque les peuples "émus" c'est-à-dire exaspérés, courroucés, désorientés, ne sont pas seulement les peuples français et polonais (lequel avait raison de l'être!), mais bien plutôt les peuples de la France, protestants et catholiques, en guerre civile permanente, et en 1588, depuis plus de 25 ans.

Les extrêmes, ligueurs et calvinistes radicaux, ne supportent plus une autorité royale qu'ils chahutent et chagrinent. Survient une véritable guerre de manifestes à partir de 1585, et de pamphlets en 1588, qui double celle des armes. Comme le note Cloulas, "La censure n'existe pas. Les poursuites de la police, quand, rarement, elles ont lieu, ne parviennent ni à découvrir les stocks des publications ni à intercepter les exemplaires que les colporteurs répandent dans le pays." (Op. cit., p.611).

[C'est l'époque où paraissent les éditions parisiennes tronquées des Prophéties du salonais : cf. CORPUS NOSTRADAMUS 65.]

Reste le premier vers du quatrain, remarquable par sa polysémie, un concentré du talent du prophète de Salon.

D'esprit de regne munismes descriées,

Munismes n'est pas plus une faute de copiste pour numismes que Rapis pour Paris : il s'agit de la même inversion anagrammatique voulue. Le néologisme "munismes", ou plutôt son anagramme, a été interprétée comme un équivalent trivial de monnaies, du latin nummus ou parfois numus, ou encore nomisma ou parfois numisma (pièce de monnaie). Par ailleurs on appelait numina les toutes premières divinités du peuple Latin animiste, forces naturelles et volontés indéfinies, auxquelles se sont substitués les dieux individualisés de Rome (Jupiter, Mars, etc) sous l'influence des Étrusques et des Grecs. Le vers se lirait ainsi: "Les monnaies seront dévaluées et les valeurs spirituelles seront bafouées."

Et effectivement, Henry III fait publier en 1577 une ordonnance cherchant à mettre un terme aux désordres monétaires, et dans laquelle on retrouve le terme descriees, au sens de dévaluées, dépréciées: "Comme pour remedier au desordre que le cours des especes de billon estrangeres a de tout temps amené en nostre Royaume, noz predecesseurs Roys & nous les ayons par plusieurs Edicts & ordonnances descriees de tout cours & mise (...)" (Ordonnance du Roy sur le descry des Monnoyes de billon estrangeres, Michel Jove & Jean Pillehotte, Lyon, 1577, p.3)
 

On retrouve numismes, et non munismes, dans l'épître de la Grand' pronostication nouvelle pour l'an 1557 (Jacques Kerver, Paris, 1557 ; cf. CORPUS NOSTRADAMUS, 47), adressée au père du futur Henry IV, le roi de Navarre Antoine de Vendôme: "Et combien que je n'aye encor esté si heureux de pouvoir voir vostre majesté en face, toutesfoys par les numismes & par la phisionomie de Messieurs voz Tresillustres freres (...)"

Par ailleurs le latin numen a le sens de volonté, de puissance, d'autorité, toutes qualités qu'on ne reconnaît pas à Henry de Valois, ce "Vilain Herodes", selon son anagramme en vogue dans les cercles ligueurs (cf. [Jean Boucher], La vie et faits notables de Henry de Valois, 3e éd [?], s.l., 1589, p.62). Mais l'inversion anagrammatique numismes/munismes prend tout son sens quand on sait qu'Henry III est le prototype du roi inverti, méprisé et calomnié pour ses moeurs. En effet, le nom latin munus signifie don, et l'adjectif munis (du verbe munio) a le sens d'obligeant, de protecteur. Les libéralités affichées du roi Henry III envers ses mignons ont fait coulé beaucoup d'encre. C'est donc ici la conduite, si ce ne sont les "manies" du roi de France qui sont "décriées", à tel point que son assassinat en 1589 est un soulagement pour presque tous.

Nostradamus donne ainsi l'une des causes des troubles de cette époque et de l'impopularité du dernier des Valois, sans d'ailleurs porter de jugement moral. Une confirmation de cette attribution du quatrain à Henry se trouve dans son introduction, "D'esprit", remarquable car elle renvoie au premier vers publié par Nostradamus, celui concernant le quatrain pour l'année 1555 : "D'esprit divin l'ame presage atteinte", ou mieux, dans la Prognostication nouvelle et prediction portenteuse pour l'an 1555 (Lyon, Jean Brotot, 1554) : "L'ame presage d'esprit divin attainte".

De quel "esprit" s'agit-il dans le cas de Henry III ? Probablement du nouvel ordre de chevalerie qu'il a mis en place en 1579 : "Le jeudi qui estoit le premier de l'an 1579, le Roy establit et solemnisa son nouvel Ordre des Chevaliers du Saint-Esprit en l'église des Augustins de Paris, en grande pompe et magnificence (...) Le premier jour de l'an 1586, le Roy fit, aux Augustins, l'accoustumée cérimonie de l'Ordre du Saint-Esprit, et fit vingt-huit nouveaux chevaliers." (Pierre de L'Estoile, Journal de Henri III, vol. 1 et 2, 1er Janvier 1579 et 1586, Librairie des bibliophiles, Paris, 1875, p.296 et p.320).

Reste à justifier la mise en place des deux anagrammes, construites sur le même schème, ce qui indiquerait que "munismes" renvoie à un nom propre, tout comme "Rapis". Il s'agit de Numa auquel Henry III est comparé dans ce quatrain.

Sous le règne de Numa (légendaire selon certains, mais qu'importe!), la ville de Rome était divisée en deux factions, Sabins et Romains, sujets de Tatius et sujets de Romulus, ainsi que le rapporte Plutarque, l'une des sources les plus certaines de Nostradamus. Rome "était composée de deux nations, ou plutôt séparée en deux partis, qui ne voulaient absolument ni se réunir, ni effacer les différences qui en faisaient comme deux peuples étrangers l'un à l'autre, et enfantaient chaque jour parmi eux des querelles et des débats interminables." (Vie de Numa, 17, traduction Dominique Ricard, 1862).

Numa "s'occupa aussi de la réforme du calendrier" (Ibid., 18) et le calendrier dit grégorien fut introduit en octobre 1582, en France sous le règne de Henry III, lequel célèbre au 1er janvier ses manifestations de l'Ordre du Saint-Esprit. Or précisément, le début de l'année aurait été fixé par Numa en janvier, et non plus en mars: "Janvier, qui maintenant est le premier de l'année, tire son nom de Janus. Je crois que Numa ôta de la première place le mois de mars, qui portait le nom du dieu de la guerre, afin de donner en tout la préférence aux vertus civiles sur les qualités guerrières." (Ibid., 20). Le thème de Janus bifrons (à deux profils) remonte à cette époque légendaire : Janus était le dieu de l'année et celui des transitions, c'est-à-dire de l'évolution d'une période révolue vers un nouvel âge d'or.

Enfin et surtout, Numa aurait été le pacificateur des moeurs et de la mentalité spartiates des premiers Romains : il aurait introduit à Rome le culte des vierges sacrées, les vestales, et aurait réformé les coutumes et la religion (Ibid., 8-9). Tout ce qu'aurait aimé accomplir le dernier des Valois, le pauvre, qui s' était d'ailleurs enrôlé dans la confrérie des flagellants, s'il fût né en un autre temps.

Division du pays en factions rivales, réforme du calendrier, religiosité et volonté de pacification: tels sont les traits communs qui unissent l'heureux fondateur de Rome, après Romulus, et le malheureux et dernier roi de la branche des Valois. Henry n'aurait été qu'un Numa malchanceux, un Numa raté, en raison de l'époque et du climat social hostiles. Et c'est pourquoi Nostradamus, qui anticipe aussi sur les idées de Balzac, inverse son "numismes", qu'on lira: "à la manière de Numa, si les temps l'eussent permis".

Enfin "Rapis" est peut-être aussi un vocable à double sens. Il ne s'agirait pas seulement des jours difficiles de Paris, qui après tout en connaîtra d'autres, mais aussi de la situation du prévôt de l'hôtel de ville de l'époque, l'un des plus fidèles soutiens de Henry III, Nicolas Rapin (1539-1608), également versificateur, mieux que passable, à ses heures: suite à la journée des barricades, "M. Rappin, Prevost de l'Hostel, fut chassé en ce temps de Paris, pour estre fidèle serviteur du Roy, et despouillé de son estat, duquel la Ligue investist un larron nommé La Morlière." (Pierre de L'Estoile, Journal de Henri III, vol. 3, 11 Juillet 1588, Librairie des bibliophiles, Paris, 1876, p.170).

La boucle est bouclée. La remarquable convergence de sens, dans ce quatrain, montre assez la philosophie de l'auteur des Prophéties. L'histoire se répète, les temps reviennent, les événements se ressemblent malgré leur nouveauté. Le dieu Janus plonge ses regards en plusieurs directions pour donner à voir ce qui ne reste que l'immuable et quasi-intemporelle nature humaine.
 

Le fiasco des méthodes dites rationalistes

"Quoiqu'une infinité de gens se moque des Quatrains de Nostradamus comme des visions creuses d'un esprit malade, il faut néanmoins demeurer d'accord qu'il y a quelque chose de surnaturel dans ses saillies." (Eustache Lenoble, 1690)
 

Une analyse ne devient vraiment crédible qu'en concours avec diverses autres prétendances, et la voie de la recherche comparative doit être suivie autant que faire se peut. Aussi comparaissent ici quelques noms connus des chasseurs de quatrains ; six seulement : c'est dire que cette étude est loin d'être exhaustive.

Chavigny (Janus, 1594, pp.246 et 248), qui veut toujours en faire trop, lit "Paix" au troisième vers, ajoute des majuscules à "RAPIS", et rend le premier vers plus lisible, selon lui: "Despit de regne numismes decriez", interprété comme une dépréciation des monnaies du roi de Navarre en 1586. Le deuxième vers se rapporterait aux Parisiens qui "ne veulent prester aide au Roy [Henry III] contre le Duc de Guise", et les suivants aux événements de mai 1588: "paix" entre les rois de France et de Navarre, puis journée des barricades ("fait nouveau").

Le Pelletier (Oracles, 1867, p.169) rattache "munismes" au latin munimen (rempart, protection), fait l'impasse sur "d'esprit" et le pluriel de "peuples", et rattache le quatrain aux événements de la Révolution et de l'Empire: remise en cause de la Monarchie, soulèvement contre Louis XVI, situation difficile de l'Église sous l'Empire, et invasion de Paris en 1814 et 1815.

Ionescu (Le message de Nostradamus, 1976, p.270), ici plagiaire, reproduit mot pour mot l'interprétation précédente sans indiquer sa source. On lit pourtant dans la notice concernant Le Pelletier: "Les auteurs du XX-ème siècle, quand ils donnent des solutions correctes pour l'époque étudiée par [Le] Pelletier, ils reproduisent, en général, les solutions de celui-ci, mais ils oublient presque tous d'indiquer la source." (pp.819-820). Faut le faire!

Prévost (Le mythe et la réalité, 1999, p.192) replace ce quatrain en 1561: "les protestants, avec Coligny et Théodore de Bèze, tiennent à Paris le haut du pavé." Aucune analyse sémantique du quatrain n'est proposée ; l'important pour cet auteur étant de resituer l'ensemble des quatrains dans des contextes antérieurs au décès de leur auteur.

Pour Lemesurier (Illustrated Prophecies, 2003, p.220), ce quatrain n'illustrerait que "l'horreur de Nostradamus" [sic], supposé pieux catholique [estimation pour le moins infirmée par ce qu'on sait de ses années agenaises, années de jeunesse mal accordées aux principes de prudence et de ruse, et par sa correspondance éditée par Jean Dupèbe], devant la progression des nouvelles idées, luthériennes et calvinistes, une transposition selon lui des sentiments qui transparaissent dans le Mirabilis Liber face à la menace islamique.

Clébert (Prophéties, 2003, pp.706-707) se contente prudemment d'une analyse lexicographique et contextuelle des termes du quatrain, voit une faute de copiste pour "munismes", mais hésite à accréditer l'anagramme de Paris.

Au final, il semblerait que les choses ne s'arrangent pas avec le temps ! L'interprétation de Chavigny (à laquelle je n'avais pas prêté attention avant d'entreprendre cette étude) n'a pas été améliorée. Celle proposée par Le Pelletier laisse dans l'obscurité la quasi-totalité des mots-clés du quatrain, et avec Ionescu et d'autres, on se contente de reproduire le schème précédent.

Du côté des rationalistes ou des pseudo-rationalistes, l'interprétation compte moins que les présupposés qui doivent la guider. Ainsi l'obsession de Roger Prévost à "pré-dater" les quatrains pour des temps qui précèdent le décès de leur auteur, lui confisquant toute capacité visionnaire, celle de Peter Lemesurier, qui s'inspire de la précédente, à retrouver dans d'anciennes sources, en particulier dans la littérature prophétique apocalyptique, l'inspiration, si ce n'est toute la signification, de l'oeuvre du prophète de Salon, celle de Jean-Paul Clébert à s'en tenir à une simple analyse lexicographique.

On se rapproche ainsi du niveau zéro de l'interprétation: la remise à plat, le rasoir d'Occam mal assimilé, la volonté de ne rien voir et de ne rien accréditer si ce ne sont les présupposés de la raison et de l'idéologie actuelles : Nostradamus ne peut être prophète ou visionnaire, puisque le quidam du XXIe siècle, armé de ses techniques, de ses bibliothèques de savoir, et de sa raison analytique, ne l'est pas. Avec Prévost et Lemesurier, celui qui a écrit, si l'on en croit Chomarat, l'ouvrage le plus réédité après la Bible, mais sans l'appui d'aucune église et sans l'engouement d'aucune équipe ni d'aucun laboratoire de recherche durant cinq siècles, ne devient qu'un simple faiseur de quatrains qui recopie des chroniques de l'époque.

Le problème des analyses des Prévost et consorts, c'est que le texte des quatrains ne cadre pas mieux, et même plutôt moins bien, avec celui des chroniques et des documents supposés en être la source, que celles de leurs adversaires "irrationalistes". L'analyse des quatrains n'est fondée sur des documents qu'au prix d'une distorsion qui les ramène au connu, ou au peu qu'ils peuvent imaginer : le cheval courant vers son écurie, selon l'image du philosophe indonésien Ranggawarsita, ou le volatile reconnaissant son grain ... Il ne s'agit alors ni plus ni moins que de déposséder le texte des Prophéties de sa dimension hermétique en transformant les vocables au besoin, et en multipliant les supposées erreurs de copistes ayant bon dos. Ainsi Brind'Amour (1996), suivi par Lemesurier, lit "prison" au lieu de "poisson" au quatrain II 5. A ce compte, il est certain que ce n'est plus le même quatrain qu'on interprète. On pourrait lire aussi bien "poison", et pourquoi pas "passion", ou mieux ... "passons" !
 

Une analyse typique de la méthode dite rationaliste est celle du fameux quatrain I 35 (pour une analyse detaillée, cf. CN 51).

Le lyon jeune le vieux surmontera,
En champ bellique par singulier duelle,
Dans caige d'or les yeux luy crevera:
Deux classes une, puis mourir, mort cruelle.

Une interprétation devenue classique rapporte ce quatrain à la blessure mortelle reçue par Henry II au cours d'un tournoi en juin 1559. Prévost note à tort qu'elle n'apparaît qu'avec l'ouvrage d'Étienne Jaubert paru en 1656. Comme le rappelle Brind'Amour (Les premières Centuries, 1996), on la trouve déjà dans l'ouvrage du fils aîné du prophète paru en 1614 (L'histoire et chronique de Provence, p.782). César de Nostradamus ne cite pas le quatrième vers du quatrain, "suppléé" par la fameuse allusion au grain d'orge.

[Cette allusion à Gabriel de Lorges, comte de Montgomery, est une spéculation de Chavigny, d'après l'almanach pour 1552 de Nostradamus. Elle apparaît aussi dans la préface à Jean de Vauzelles de la Pronostication nouvelle pour l'an 1562, un faux. Brind'Amour (1993, p.268) n'en donne qu'un extrait, tronqué du passage plus que douteux, dans lequel Nostradamus aurait indiqué le nom de son éditeur! "J'ay bien voulu à vous qui estes Ecclesiastique, vous dedier ceste mienne Pronostication, Laquelle envoye pour vous presenter par Brotot, laquelle il vous plaira accepter d'aussi bon coeur, que la vous presente. L'entierement vostre frere & meilleur amy (etc)" (collection Ruzo, vente Swann, 23 avril 1989, n.18). Ce n'est là ni le style ni l'esprit de Nostradamus.]

Prévost croit que le quatrain évoque des faits relatifs la quatrième croisade (1198-1204) et à Byzance, "où l'on avait la mauvaise habitude de crever rituellement les yeux de l'empereur déchu dans la tour d'Anemas, près de la Corne d'Or, où étaient enfermés sans jugement les criminels d'État à l'époque des Comnène." (p.21) Les deux lions se rapporteraient à la rivalité des frères Ánghelos, dirigeant ensemble l'empire byzantin pendant dix ans, jusqu'à ce qu'en 1195 le nouvel empereur Alexis III Ange (1153-1212), évince du pouvoir son frère cadet Isaac II Ange (1155-1204) et ordonne qu'on lui brûle les yeux avec un instrument à concentrer la chaleur.

[On trouvera le récit de la quatrième croisade dans les chroniques de Robert de Clari et de Geoffroy de Villehardouin, au format "texte" sur le site d'Antoine Mechelynck, et pour Villehardouin au format PDF sur le site Gallica de la BNF.]

Les flottes françaises et vénitiennes s'unissent (ce qui, selon Prévost, éluciderait, à bon compte, le quatrième vers) pour détrôner l'empereur Alexis, puis face à la résistance des Grecs, entreprennent le saccage de la ville, avec les atrocités qui ont été rapportées par le malheureux témoin byzantin Nicetas Choniate dans son Histoire des Comnènes. Triste épisode de l'impérialisme romano-chrétien.

Prévost critique l'interprétation classique du premier vers du quatrain (Le lyon jeune le vieux surmontera) au prétexte que Henry II et Gabriel de Montgomery n'avaient qu'une dizaine d'années d'écart (p.20 de son ouvrage), alors que les frères Ange n'en ont que deux ou trois. En outre la lecture la plus plausible indique que c'est le "lion jeune" qui surmonte le vieux, et non l'inverse! De plus, et contrairement aux amateurs de combats armés que furent Henry et Montgomery, les frères Ange n'ont rien qui puisse les assimiler à des lions. Or par un tour de passe-passe, digne des plus beaux raisonnements rationalisants, Prévost nous conte que ces Lions seraient les Anges indiqués cette fois dans le premier vers d'un autre quatrain: Aupres du jeune le vieux ange baisser (VIII 69 A) !

[Ce quatrain se rapporte à la découverte d'Uranus, cf. mon texte, "Nostradamus connaissait-il les planètes trans-saturniennes ?", paru au CURA puis dans la revue Atlantis.]

La "cage d'or" du troisième vers n'est pas vraiment élucidée par le modèle proposé par Prévost, ni la fin du quatrième vers (puis mourir, mort cruelle, ce serait même encore ici l'explication inverse qu'il faudrait retenir), et encore moins le deuxième vers, totalement ignoré. Autrement dit, le modèle Prévost ne rend compte sérieusement que de deux petits bouts de vers: les yeux luy crevera et deux classes une, encore que ces événements se déroulent à huit ans d'intervalle, qui en 1195, qui en 1203. Alors l'eurêka de Prévost, qui veut ouvrir son ouvrage en fanfare : "... Mais, c'est Byzance !" (p.19) ne s'accrédite qu'au prix d'une monumentale incompréhension du quatrain. "L'interprétation n'aura de chances d'être juste que si elle explique tous les termes employés." (Prévost, p.50). Oui, mais il ne suffit pas de le dire!

Brind'Amour (Les premières Centuries, 1996, p.100) rapproche le quatrain d'un prodige apparu en Suisse en 1547, d'après Conrard Wolffhart (1518-1561) alias Lycosthènes (064A Prodigiorum ac ostentorum chronicon, Henricus Petrus, Bâle, 1557). Le prodige serait issu du "catalogue des prodiges" publié par Marcus Fritsche (Frytschius) en annexe à son traité sur les météores (Nürnberg, 1555).

On y voit deux armées s'affrontant dans les nuages, avec au sol deux lions, dont l'un a arraché la tête de l'autre, et au milieu de ces deux scènes une croix blanche à l'horizontale prolongée d'une verge qui se termine en balai ou en éventail.
 

Ce prodige est très éloigné du quatrain. Les armées se combattent mais ne s'unissent pas. Et surtout elles apparaissent dans les airs dans le prodige mais non dans le quatrain. L'issue de la confrontation n'est pas indiquée. Les deux lions s'affrontent certes, mais il s'agit d'une tête arrachée et non d'yeux crevés. Quant à savoir s'il en est un jeune et un vieux ! ... Et il n'est pas question, dans le quatrain de Nostradamus, de croix, l'élément central de l'image. Aussi, comme le note sagement Brind'Amour, "Cela n'est pas notre quatrain". L'auteur de cette diversion érudite en revient à un duel qui opposerait dans l'esprit de Nostradamus, d'après lui, non plus Henry et Montgomery, mais Henry, le jeune, et Charles Quint, le vieux : "Et voilà bien l'interprétation traditionnelle renversée !" (p.101). Voilà bien surtout une analyse qui ne mène à rien, nonobstant le fait qu'un duel annoncé en 1555 entre Henry II et Charles Quint qui abdiquera en 1556, est prophétiquement, sinon politiquement ridicule !

Lemesurier (2003, p.17) prend les bévues de Brind'Amour (sans le citer) et de Prévost pour argent comptant. "Son" interprétation est un collage des précédentes, agrémenté d'une petite touche de Mirabilis Liber : "Un nouveau prodige sera vu dans les airs en Autriche, en Italie, et dans toute la région orientale." [sic].

A ce compte, quelle importance que les Prophéties soient l'oeuvre de faussaires comme le voudrait Halbronn, si c'est pour en arriver à cette remise à plat, sans autre intérêt que de conforter les gogos sceptiques et ultra-rationalistes dans leurs a priori idéologiques? C'est d'ailleurs vers ces milieux que semblent se tourner désormais ces chercheurs, à commencer par Roger Prévost : vers les unions et confréries rationalistes, les cercles d'opinion scientiste et matérialiste, où les attendent leurs patrons, les Randi (auteur d'un torchon sur Nostradamus), Pecker, et autres Kurtz, rabatteurs et déboulonneurs d'astrologues, d'ufologues et de parapsychologues.

Le rationaliste affirme que Nostradamus "veut dire" exactement ce qu'il dit, et rien que ce qu'il dit. Mais le problème est qu'on ne sait pas ce qu'il dit, et c'est pourquoi les quatrains n'ont cessé depuis leur parution d'intriguer les esprits, et d'abord ceux dotés d'une certaine sensibilité littéraire. Si l'on savait ce qui est dit et signifié, nul ne serait besoin d'en poursuivre l'investigation. Car il n'est qu'une "méthode" objective : expliquer le quatrain, tout le quatrain, rien que le quatrain, sans préjugé sur la période concernée, passée, présente ou future. Une formation en histoire n'est pas suffisante pour entreprendre l'étude des Prophéties: elle requiert aussi une solide formation littéraire, linguistique, prosodique, rhétorique, car, oui, Nostradamus, a dit et voulu dire beaucoup plus de choses que ce que les promoteurs et victimes consentantes du désenchantement veulent bien lui accorder.

Ainsi la métaphore du dieu Janus ne signifie pas qu'on choisisse au petit bonheur quelques vocables dans des documents historiques ou littéraires en affirmant qu'ils collent plus ou moins avec quelque réalité passée, mais qu'on rende compte de visions réelles qui s'expriment à travers ces sources documentaires en établissant un parallèle entre les temps. C'est la démarche de Plutarque dans ses Vies. Ainsi le Mirabilis Liber, s'il est véritablement pour quelques rares quatrains une source mise à contribution, c'est pour servir la vision, et non pour répéter une littérature apocalyptique assez banale.

Les adversaires de Nostradamus ont toujours affirmé l'impossibilité du phénomène prophétique au nom de la raison: "D'où je laisse à juger à tous ceux qui ne se laissent facilement embeguiner des opinions qui se veulent introduire sans quelque raison ou fondement, quelle estime on doit faire de ces belles centuries, lesquelles sont tellement ambigues et si diverses, obscures et enigmatiques, que ce n'est point de merveille si parmy le nombre de mille quatrains, chacun desquels parle quasi tousjours de cinq ou six choses differentes". (Gabriel Naudé, Apologie, 1669, p.341).

Lequel Naudé, qui donne ses raisons (d'autorité religieuse à son époque, et remplacées par le "raisonnablement correct" aujourd'hui, c'est-à-dire l'aune de la raison étriquée et consensuelle), prévient: "Je n'eusse voulu parler en aucune façon de Michel Nostradamus dans cette apologie, si ce n'eust esté pour rehausser le lustre d'un si grand nombre de personnes signalées par l'ignorance temeraire et le peu de merite de ce nouveau prophete, comme l'on augmente l'eclat des diamans par la couche d'une petite fueille, ou plûtost pour imiter ce grand Jules Cesar Scaliger, lequel apres avoir donné son jugement des poëtes les plus celebres, le voulut bien donner aussi de Rhodophilus et Doler, disant pour son excuse que c'estoit à l'exemple d'Aristote qui traite en un mesme livre des animaux et de leurs fientes et excremens." (Ibid., p.333).

Au formidable mépris affiché par Naudé pour l'auteur des Prophéties, à la hauteur de son estime qu'il avait probablement pour son propre "génie", s'est substituée une recherche distancée et condescendante des sources documentaires des quatrains, réelles ou supposées, à la suite de l'hypothèse formulée en 1710 par Jean Le Roux, et selon laquelle ils ne se rapporteraient qu'au passé de leur auteur. Cependant il faut tout autant d'imagination pour croire trouver les quatrains de Nostradamus dans son passé que dans le nôtre, et les explications données avec ces présupposés sont tout aussi controuvées que les autres. En outre les "méthodes" ne remplacent pas l'acte de penser, pas plus que la raison, une idole baconienne s'il en est, ne se substitue à l'intelligence. En ce domaine, comme en d'autres.
 


 

Les quatrains de Nostradamus sont construits en jeux de miroirs, avec évocation d'un contexte passé, apparent puisqu'il s'agit toujours de révéler le futur, vécu comme un présent intemporel pour le prophète. Non plus Je, mais Jeux -- de miroir, autrement dit : non le miroir identitaire de la psychanalyse freudo-lacanienne, mais celui du dieu Janus, le miroir qui peuple, qui pluralise les images, qui multiplie les visages, qui entrecroise les perspectives et en trace les lignes certaines, où le futur se retrouvera piégé, compassé, car pour le prophète, il n'est pas de futur si ce n'est l'ombre réfléchie d'un passé perpétué.
 

Cette étude, achevée le 2 Avril 2004, parue au CURA à cette date puis sur le site de Robert Benazra (étude 101 du Ramkat), rejoint désormais le Corpus Nostradamus.
 
 
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Bibliographie
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Patrice Guinard: Le quatrain 23 de la centurie VI
et la critique des méthodes dites rationalistes
http://cura.free.fr/29-VI-23.html
02-04-2004, last updated : 31-03-2018
© 2004-2018 Patrice Guinard