CORPUS NOSTRADAMUS 51 -- par Patrice Guinard
 

Le décès du roi Henry II deux fois présagé par Nostradamus
 

La mort tragique du roi de France a été annoncée à mots couverts et à deux reprises : dans la première centurie des Prophéties, imprimées le 4 mai 1555, et dans l'Almanach pour l'an 1557, imprimé à l'automne 1556. Une mort douloureuse qui a fait imaginer que cet oeil crevé au tournoi et ce sang dégoulinant sous le casque, étaient pour Nostradamus les emblèmes du destin de la France.

L'épître de Nostradamus à son fils César (1er livre des Prophéties) est datée du 1er mars 1555, jour de l'entrée saturnienne au point vernal (à 0° du Bélier) et 1 an, 2 mois et 11 jours après sa naissance (18 déc. 1553). Nostradamus connaissait ante eventum la date précise du décès du roi comme le montre l'organisation des dates des épîtres dans ses Prophéties, à savoir 2 ans et 13 jours entre la date de l'épître à son fils César et la date interne dans le texte de l'épître à Henry (le 14 mars 1557), et 1 ans et 13 jours entre la date de la 2e épître au roi Henry (27 juin 1558) et son décès advenu le 10 juillet 1559. Et entre la date interne de composition de l'épître à Henry (le 14 mars 1557) et la datation effective de cette épître : 1 an 3 mois 13 jours (cf. CN 90).

Je reprends et donne des précisions supplémentaires sur l'interprétation classique du quatrain 35 de la première centurie, dont les sceptiques n'ont pas réussi à écorner la rectitude. Mais l'annonce du décès inopiné du roi de France se trouve déjà astucieusement exprimée dans l'Almanach pour l'an 1557, à condition de savoir décrypter le texte hermétique de l'astrophile. Nostradamus y annonce à Catherine une "paix universelle" qui mettra fin à un demi-siècle d'hostilités entre les États européens, depuis l'occupation de Naples en 1494 par Charles VIII et la résistance organisée par le pape Jules II contre les ambitions françaises en Italie : "Par les presages & par le present Almanach est amplement declarée la constitution de la presente année, comprenant d'abondant une partie de l'année merveilleuse L V I I I & encores quelque chose de l'année L I X qui sera l'année de la paix universelle." (Lettre-épître à Catherine, cf. CN 42).

Il précise que ses présages pour 1557 concernent aussi les deux années suivantes, 1558 et 1559. Or qu'en est-il dans le texte de l'almanach ? Hormis deux mentions strictement météorologiques, le texte ne contient que deux passages significatifs se rapportant à ces années : l'un pour 1558, l'autre pour 1559.

"Diophanes en supputant depuis 1556 jusques à 1558 faisant inclusion de la presente [année 1557], & y avoit dens ce terme mutation de Monarchie, non du loyer mais du Prince, & mesmes concernant la supreme hierarchie, quoy que soit nous remettrons le tout a la puissance infinie de dieu." (Almanach pour l'an 1557, f. B4v)

Diophanes de Nicée (1er siècle BC) est l'auteur d'un traité grec sur l'agriculture (les Georgika), aujourd'hui perdu, fondé en partie sur les effets météorologiques des phases lunaires. Ce traité astro-météorologique pourrait être l'une des sources premières de Nostradamus. Quelques extraits de ce texte sont mentionnés dans une compilation byzantine, les Geoponika de Bassus Cassianus, aussi attribuée au philosophe présocratique Démocrite. Nostradamus fait dire à Diophanes que l'année 1558 verra un changement de prince et de gouvernement. Cependant le présage est repris un peu plus loin dans le texte, cette fois sous l'égide de "Démocrite" et de "Zoroastre", et se rapporte au mois de juin 1559.

"En ce moys [de juin] la France sera [fera] perte par quelques Princes estrangiers, par la mort inopinée, & d'estrange langue qui seront grandement a plaindre. Par les hebdomades de Democrite en met un sub ariete [sous le signe du Bélier], zoroastre le met a 1559 puis felicité." (Almanach pour l'an 1557, f. B8v)

La portée du présage n'a pas échappé à Chavigny qui note en marge de son Recueil : "Mort du Roy Henry II presagée à 1559" (Recueil, p.73). Malgré l'obscurité du texte, quatre détails précis permettent d'identifier le présage : le mois de juin et l'année 1559 (Henry mortellement blessé au tournoi du 30 juin 1559), "par quelques Princes estrangiers" (allusion à l'écossais Gabriel de Montgomery), la mort inopinée (du roi de France), "en met un sub ariete" (Henry II né sous le signe du Bélier, le jeudi 31 mars 1519 (julien) à St-Germain-en-Laye sous un amas planétaire Soleil, Vénus et Lune en Bélier).

Nostradamus cherche néanmoins à brouiller les pistes en employant le pluriel pour désigner le meurtrier du roi, et en achevant l'énoncé de son présage sur une note optimiste (félicité). De même il termine sa déclaration pour le mois de juin par ces termes : "vie longue à ce grand C H Y R E N" (f. C1r), preuve qu'il s'agit bien du même personnage, ou tout au moins de celui que ses contemporains identifieront immédiatement par l'anagramme. "Longue vie au roi Henry" : ce sont probablement ces cris d'espoir qui ont été exprimés au soir du 30 juin 1559 dans l'entourage de l'accidenté, et que Nostradamus aurait entendu, par un don de clairaudience. On lit encore à la même page une possible allusion à Diane de Poitiers, la maîtresse d'Henry II, écartée des funérailles et spoliée de ses biens par Catherine à la mort de son mari : "à la diane faire grandes pilleries & insultes" (f. C1r), et déjà un peu plus haut dans le texte : "aux habitans maritimes grandes vexations, & plus à la diana" (f. B2r). C'est encore le même procédé de diversion et de détournement du sens qui est utilisé aux derniers présages de Juin 1559, correspondant au moment de l'accident mortel : "Quelque grand Prince, Seigneur & dominateur souverain mourir (...)" (qui fait dire à Chavigny que le décès du roi est par ces mots "infailliblement" déclaré), suivi de "La France grandement augmenter, triompher, magnifier, & beaucoup plus le sien Monarque." (Almanach pour l'an 1559 ; présages 133-134 au Recueil de Chavigny, cf. CN 186).

Ajoutons que le successeur du roi défunt semble désigné par un jeu de mots sur son nom, presque à la fin des "présages" pour septembre : "plusieurs autres cas des nouvelles apportées au grand Roy du nouveau Roy, qui resjouyront les François" (f. C8v). Ces "nouvelles apportées" (par Nostradamus lui-même lors de son voyage à Paris), "au grand Roy" (Henry II), "du nouveau Roy" (son fils qui lui succédera), avaient déjà été signalées dans Les Présages merveilleux pour l'an 1557 : "A la court grande royale seront apportees nouvelles du pays du cinquiesme climat qui les resjouiront grandement." (f. A8v) Ces allusions à peine voilées n'ont pas échappé aux détracteurs du moment, aux Videl, "La Daguenière" et autres envieux, qui ont au moins le mérite d'avoir compris les intentions du salonais beaucoup mieux que ne le permettent l'obscurantisme des litanies sceptiques pseudo-rationalistes, ou les fantaisies des exégètes illuminés, ignorant pour la plupart, les uns comme les autres, les variantes des textes, leur filiation, et leur contexte. François II sera sacré à Reims le 18 septembre 1559, soit précisément au mois indiqué.

Ces exemples montrent comment fonctionnent les présages en prose des publications annuelles : noyées dans un amoncellement d'apparentes absurdités et d'élucubrations incompréhensibles, surgissent quelques perles d'une précision absolue. Le prophète salonais a su donner le change, et enfouir ses visions dans une pléthore de propositions extravagantes, astrologiques, socio-politiques, et météorologiques.

Le numéro du plus célèbre des quatrains de Nostradamus, à savoir 35 (dans la première centurie), vaut 13 + 22, les nombres du Testament (cf. CN 176). Il y a plus : dans ses Significations de l'Eclipse de 1559 (Paris, Guillaume Le Noir, 1558), Nostradamus fait plusieurs allusions précises, et pour la troisième fois avant le drame, au décès tragique du roi de France (cf. CN 119), et entre le 10 juillet (jour de la mort du roi) et le 14 août (faciebat du texte), il y a exactement 35 jours, renvoyant au fameux quatrain I.35 publié quelques années auparavant.
 

Quatrain I 35 (texte de la 1ère édition : mai 1555)

Le lyon jeune le vieux surmontera,
En champ bellique par singulier duelle,
Dans caige d'or les yeux luy crevera:
Deux classes une, puis mourir, mort cruelle.

 

Exposé des faits : Dans le cadre des festivités données pour les mariages princiers scellant la réconciliation entre les puissances catholiques d'Europe, Henri II est blessé à l'oeil le 30 juin 1559 dans une joute l'opposant au capitaine écossais Gabriel de Lorges, comte de Montgomery, et meurt dix jours plus tard d'un abcès au cerveau. Le décès est résumé dans L'Histoire de France parfois attribuée à Jean Le Frère de Laval (+ 1583) ou, selon Du Verdier (p.781), à Henri-Lancelot Voisin, sieur de La Popelinière (1541-1608) : "Le Roy fut attaint d'un contrecoup si droit en la visiere : que les pieces du bois luy entrerent par l'un des yeux dans le test qu'en resta feslé au derriere, & le cerveau si estonné que l'apostume qui s'y forma le rendit mort le 10 Juillet unze [sic] jours apres sa blessure : en la fleur & plus grand bruit de son aage." (La Rochelle, 1581, 1.5, p.140r). Les accidents en tournoi n'étaient pas rares. Gaspard de Saulx-Tavannes, l'un des juges du présent tournoi, eut un accident similaire le 17 juin 1541 lors des cérémonies du premier mariage de Jeanne d'Albret à Châtellerault : "la teste traversée d'un coup de lance (...) l'oeil qui estoit hors de sa teste", mais guérit de ses blessures après s'être extrait le tronçon de la tête (Mémoires de Tavannes, éd. Petitot, T. 23, 1822, p.296-297).

Le témoignage le plus ancien est celui d'Antonio Caraccioli (ca. 1515-1569), évêque de Troyes, dans une lettre adressée à Corneille Musse, évêque de Bitonte, et datée de Paris, le 14 juillet 1559 : Lorges "attaignit le Roy à la gorge un peu au dessous de la visiere, où la lance volant en pieces, le tronc toucha en hault, & leva la visiere, en laquelle entrant un esclat, bleça le Roy au front par dessus l'oeil droit, & y trouvant l'os tresdur, s'escoula par les temples [tempes] entrant bien avant dessous l'oeil, & fut le coup si pesant & furieux, que le Roy ploya la teste vers la lice, & s'efforçant de se radresser en selle, ne peut, ains enclina encor vers la contre-lice prest à cheoir, si les Princes & gentils-hommes qui estoient aupres, tant à pied qu'à cheval, ne l'eussent secouru : & lesquels le desarmans, soudain le trouverent esvanoüy ayant l'esclat en l'oeil, & le visage tout ensanglanté." (in Girolamo Ruscelli, Epistres des Princes, trad. François de Belleforest, Paris, Jean Ruelle, 1572, p.186v).

Le quatrain est expliqué par son fils César en 1614 : "Infortuné coup de lance, qu'un certain personnage excellent ["Michel de Nostredame en ses centuries & propheties" en note marginale] sembloit avoir monstré au doigt à l'un de ses quatrains prophetiques quelques ans auparavant, où il chante ces mesmes vers [puis citation des 3 premiers vers du quatrain I 35]. Prophetie à la verité estrange, où pour la cage d'or se void le timbre Royal depeint au vif, qui accordant merveilleusement bien avec ce qu'il en avoit dit en quelque autre endroit en ces termes courts & couverts, L'orge estouffera le bon grain." (Histoire, 1614, p.782). César entend par "timbre", le casque ou la partie du casque qui protège le crâne, et comme semble l'indiquer la suite du texte, il réprouve des pronostics qu'il juge issus d'un mysticisme hérétique, et arrange à l'occasion les vers de son père, en transcrivant "vieil" (plus raffiné que "vieux"), "cage", et surtout "bellic", qui supprime la césure féminine que son père pratiquait, mais que le fils, à l'école des poètes mondains, condamne. En outre l'expression exacte citée par César et comme quoi "L'orge estouffera le bon grain" n'est attestée nulle part ailleurs. Peut-être faut-il la supposer dans la Pronostication pour l'an 1552, perdue, dont Chavigny n'a retenu qu'une vingtaine de "présages" (cf. CN 04).

Curieusement encore, Chavigny ne mentionne pas ce quatrain dans son Janus, quatrain qui a dû être célébrissime dès le soir de l'accident, quoi que se plaisent à nier certains exégètes de l'école sceptique. Absence de témoignage, ou plus vraisemblablement témoignages perdus ou détruits, ne font pas preuve.

Jean de Giffre de Rechac (1604-1660) a identifié le contexte du quatrain et recopié le passage de la lettre de l'évêque de Troyes précité (Rechac, Eclaircissement, 1656, p.386-390), tout en remplaçant "classes" par "playes" au dernier vers. Balthasar Guynaud en reprend l'essentiel (1693, p.86). Anatole Le Pelletier résume : "Montgomery terrassera Henri II en champ clos, dans un tournoi où ils jouteront l'un contre l'autre, seul à seul ; il lui crèvera l'oeil d'un coup de lance porté au travers de la visière d'or de son casque." (Les oracles, 1867, vol. 1, p.72-73). L'interprétation devenue classique est reprise par la plupart des exégètes, hormis quelques sceptiques farouchement hostiles à la possibilité d'un texte visionnaire, et qui s'acharnent sans succès sur quelques morceaux de vers (cf. CN 64, 2004). On a aussi observé le découpage tranché du quatrain : vers 1 les adversaires, vers 2 le lieu, vers 3 l'événement, vers 4 les conséquences (p. ex. Touchard, 1972, p.179).
 

vers 1 : Le lyon jeune le vieux surmontera

La construction est calquée sur le latin (sujet, complément d'objet à l'accusatif, verbe) et prévient contre l'inversion des noms. Le capitaine de la garde écossaise Gabriel de Montgomery (1530-1574), fils aîné de Jacques, sieur de Lorges, n'avait pas trente ans au moment de la joute, et Henry II en avait quarante. Le combatif et intrépide roi de France est qualifié de lion en raison de son rang, et le jeune Montgomery arborait le blason de son pays, sur lequel figurait un lion dit rampant. Les deux lions pourraient désigner Charles Quint, le vieux (né en 1500) et Henry II, le jeune (né en 1519) comme en témoignent certains présages des pronostications annuelles, par exemple pour les années 1553 et 1557 : "Vray est que devoit sortir un grand Prince Ecclesiastique pour concilier la paix entre deux Lions : mais recordatif de quelque haine, s'en demettra." (1553) ; "une paix qui encores ne se treuve nullement : mais est entre les deux plus que invincibles Lyons, & sera de telle forme & inviolable confederation, que les regions sugettes à la martiale digladiation [combat militaire acharné] d'une supreme rejouissance les assiegez de coeur chanteront." (1557). Mais il s'agit bien évidemment d'une fausse piste.
 
blason écossais, lion rampant blason de Marie Stuart, reine d'Ecosse
 

vers 2 : En champ bellique par singulier duelle

Ce vers décrit le cadre des joutes de la rue Saint-Antoine devant l'hôtel des Tournelles, qui eurent lieu du 28 au 30 juin, pour célébrer les deux mariages princiers scellant la paix de Cateau-Cambrésis. Les termes sont d'origine latine : "bellique", du latin bellicus, relatif à la guerre, au combat. Et le latin duellum est aussi employé de manière archaïque pour désigner le combat -- possible estimation par Nostradamus du caractère moyenâgeux de ces pratiques. L'expression "par singulier duelle" n'est qu'une transposition du latin per singulare duellum (dans un combat extraordinaire).
 

vers 3 : Dans caige d'or les yeux luy crevera

Louis de La Planche (c. 1530-1580) fait allusion à un "esclat de lance qui le frappa dans l'oeil" (Histoire, 1576, p.6), et Pierre de Bourdeille (c. 1534-1614), l'abbé de Brantôme, écrit : "il fut attainct du contre-coup par la teste dans l'oeil où luy demeura un grand esclat de la lance, dont aussitost il chancella sur la lice" (in Oeuvres complètes, éd. Ludovic Lalanne, 1867, vol. 3, p.273). La "caige" du quatrain dépeint le heaume royal, ou plus spécifiquement la visière, par laquelle Henry est touché par son adversaire. Cependant, aucun témoignage n'indique que ce heaume en fer fut doré ou rehaussé d'or, ou non. Cependant Henry II affectionnait les parures en or comme en témoignent ses accoutrements lors de son entrée à Lyon en 1549 : il est vêtu "d'un riche saye [saie] tout d'orfevrerie de fin or" et son cheval d'une "entrelasseure de gros cordons & houppes d'or", puis de "quelques frange(s) d'or tout autour de son manteau" (in La magnificence de la superbe et triumphante entree de la noble & antique Cité de Lyon faicte au Treschrestien Roy de France Henry deuxiesme de ce Nom, Lyon, Guillaume Rouillé, 1549, ff. D2v et L4r).

Les adversaires de cette interprétation soulignent que le roi n'a été blessé qu'à un oeil. Cependant un projectile qui pénètre au-dessus du sourcil droit et sort derrière l'oeil gauche, perce la zone d'entrecroisement des nerfs optiques et provoque la cécité totale. Henry II serait devenu aveugle dans les jours qui suivirent l'accident. En fait aucun témoignage ne confirme l'une ou l'autre hypothèse.

D'après le rapport de Vésale qui n'arrive que le 3 juillet de Bruxelles, l'oeil gauche du roi, très gonflé, conservait sa capacité de vision, car le "continuum" (nerf optique) n'avait pas été endommagé : Sinister oculus, etsi immense jam intumuerat, et visum integrum obtinebat, ita quod nulla alias solutione continui divexatus fuit. (Relation d'André Vésale de la mort de Henri II, datée de Bruxelles, juillet 1559, d'après BNF ms fr 10190 f.141 ; reproduit par Alphonse de Ruble, in Antoine de Bourbon et Jeanne d'Albret, Paris, Adolphe Labitte, vol.1, 1881, p.432-435). Mais il s'agit plus d'une déduction clinique que d'une observation de visu, puisque Vésale indique que ceci fut observé après le décès du roi (quae, mortuo jam rege, fuerunt observata, p.434). Il semble bien que Vésale n'ait été invité au chevet du mourant qu'un jour ou deux puisque ses observations directes n'occupent qu'une très faible partie de son rapport, lequel en outre n'indique aucun acte d'intervention personnelle.
 

vers 4 : Deux classes une, puis mourir, mort cruelle

Le second hémistiche dépeint avec précision l'issue dramatique de l'accident : Henry devait mourir dix jours plus tard, malgré l'agitation et les tentatives des chirurgiens qui ont fait venir des condamnés à mort pour reproduire in vivo l'état organique du roi blessé ! La répétition des termes mourir/mort souligne son agonie, et/ou dépeint aussi celle des cobayes des chirurgiens. "Il mourut avec spasme & attraction, & avec une extension monstrueuse, & hideuse de pieds & de mains, donnans signe evident de la vehemence du mal que souffroit ce pauvre Prince" (Caraccioli, lettre du 14 juillet 1559, Op. cit., p.186v).

Le premier hémistiche, qu'on retrouve au quatrain VI 77, peut suggérer les trois passes du roi Henry : les deux premières contre le duc de Savoie et le duc de Guise, puis la troisième, mortelle, contre le capitaine écossais. Torné-Chavigny pense que les deux classes doivent s'appliquer aux partisans des deux joutistes, aux deux groupes de supporters rassemblés en une même stupeur après l'accident (1860, p.XI). On a encore imaginé que le terme pourrait s'appliquer aux deux groupes de médecins et chirurgiens s'affairant au rétablissement du roi, le groupe parisien (autour d'Ambroise Paré ?), et celui d'André Vésale, dépêché de Bruxelles par Philippe II et arrivé le 3 juillet au chevet du roi (Koji Nihei, 11-2008), encore qu'il semble, d'après le rapport médical manuscrit rédigé par Vésale à son retour à Bruxelles, qu'il n'ait pas été autorisé à intervenir. Vésale ne dit pas un mot de sa supposée participation au rétablissement hypothétique du roi, mais critique ses collègues parisiens. Donc une hypothèse ingénieuse, mais qui tombe à l'eau.

Rechac, précédemment cité, change l'hémistiche en Deux playes une et recopie les propos de l'évêque de Troyes Caraccioli, qui donne des précisions intéressantes sur l'état clinique du roi : "Et ne l'occist pas tant la playe que feit l'esclat, que la secousse violente de la teste, par laquelle se rompirent quelques veines de la toile nommee Pia Mater, en tant que le sang coulant sur le cerveau, y causa une apostume, à laquelle on n'eut sceu remedier." (Caraccioli, lettre du 14 juillet 1559, Op. cit., p.186v).

Le terme "classes" ne proviendrait pas, ici, du latin classis (armée, flotte), mais du grec klasis (brisure, cassure), comme l'a compris Le Pelletier, et par suite désigne d'une part les deux blessures subies par le roi et mentionnées par Caraccioli et par Vésale (l'une extérieure à l'oeil, l'autre intérieure touchant le cerveau), mais aussi, par métonymie, le résultat de la brisure extérieure, c'est-à-dire les fragments ou éclats de la lance qui ont pénétré par la visière royale. Les esquilles du tronçon de lance qui ont atteint la visière du roi Henry ont été dessinés par l'évêque de Fermo et par Louis de Gonzague le jour même de l'accident et le lendemain. (cf. la lettre de l'évêque de Fermo au cardinal de Naples, 30 juin 1559, in Archives du Vatican, Principi, XI, f.495 ; la lettre de Louis de Gonzague au duc de Mantoue, 1er juillet 1559, in Archives d'Etat de Mantoue, Francia ; cf. Lucien Romier, "La mort de Henri II", Revue du seizième siècle, 1, 1913, p.141). Les éclats fichés dans l'oeil sont au nombre de deux, et l'un d'eux aurait provoqué la cécité du roi et sa tumeur mortelle.

Quatrain I 35
 

Brantôme signale qu'un texte (sous forme de nativité, i.e. d'horoscope) avait été présenté au roi avant son décès par un devin non nommé : "J'ay ouy conter, et le tiens de bon lieu, que, quelques années avant qu'il mourust (aucuns disent quelques jours), il y eut un devin qui composa sa nativité et la luy fit presenter. Au dedans il trouva qu'il debvoit mourir en un duel et combat singulier. M. le connestable y estoit present, à qui le roy dit : "Voyez, mon compere, quelle mort m'est présagée. — Ah, Sire, respondit M. le connestable, voulez-vous croire ces marauts, qui ne sont que menteurs et bavards ? Faites jetter cela au feu. — Mon compere, repliqua le roy, pourquoy ? ils disent quelquesfois verité. Je ne me soucie de mourir autant de ceste mort que d'une autre ; voire l'aymerois-je mieux, et mourir de la main de quiconque soit, mais qu'il soit brave et vaillant, et que la gloire m'en demeure." Et sans avoir esgard à ce que luy avoit dict M. le connectable, il donna ceste prophessie à garder à M. de l'Aubespine, et qu'il la serrast pour quand il la demanderoit. (...) Or le roy ne fut pas plustost blessé, pansé et retiré en sa chambre, que M. le connestable, se souvenant de ceste prophessie, appella M. de l'Aubespine et luy donna charge de la luy aller querir, ce qu'il fit ; et, aussy tost qu'il l'eut veue et leue, les larmes luy furent aux yeux. "Ah! dit-il, voylà le combat et duel singulier où il debvoit mourir. Cela est faict, il est mort." II n'estoit pas possible au devin de mieux et plus à clair parler que cela, encor que de leur naturel, ou par l'inspiration de leur esprit familier, ils sont tousjours ambigus et doubteux ; et ainsy ils parlent tousjours ambiguement, mais là il parla fort ouvertement. Que maudict soit le devin qui prophetisa si au vray et si mal!" (Pierre de Bourdeille, abbé de Brantôme, Vies des grands capitaines estrangers et françois du siecle dernier, emprereurs, roys, princes et gentilhommes, in Oeuvres, éd. Jean Buchon, Paris, R. Sabe, 1848, chap. 73, p.309-10).

Le passage de Bourdeille est cité par Torné dans ses Portraits prophétiques d'après Nostradamus (Poitiers, Henri Oudin, 1871, p.12) ainsi que le premier vers du quatrain de juin 1559 : De maison sept par mort mortelle suite. Les sept sont les enfants orphelins du roi : les futurs François II, Charles IX et Henry III, les trois filles Elizabeth, Claude et Marguerite, et Hercule qui deviendra François de France.

On notera les expressions "prophessie" et "duel singulier" (marquées en gras dans le texte de Brantôme). Cette dernière est celle-là même choisie par Nostradamus dans le quatrain I 35. Les négateurs de Nostradamus et autres obscurantistes ont refusé d'attacher de l'importance à ce témoignage, et avancé que l'interprétation du quatrain n'était pas reconnue en ce temps, s'appuyant sur un almanach falsifié (cf. CN 64) et sur les spéculations douteuses de Chavigny. Or l'expression "singulier duelle" qui figure dans les éditions de 1555, 1556 et 1557, dont celle qui avait été imprimée à Paris à la demande de Catherine de Médicis (cf. CN 25, éd. Estienne Denyse), n'a pu passer inaperçue alors que la reine et son entourage lisaient assidûment les oeuvres du voyant saint-rémois. On doit en conclure, et d'autant plus que la dite nativité n'a pas été retrouvée, que Brantôme confond le texte des Prophéties avec une dépêche de Luca Gaurico (1476-1558) avertissant Henry II en février 1556 du danger de cécité et de mort lors d'un duel vers 41 ans. [La dépêche de 1556 est confondue avec un autre courrier de Gauric, prétendûment envoyé au duc Hercule de Ferrare en 1552 et dont l'origine controuvée remonterait à Guy Du Faur de Pibrac.]

En effet, d'après le secrétaire d'Etat Claude de L'Aubespine (1510-1567), dans une dépêche reçue à Blois le soir même de la trêve de Vaucelles (un traité signé le 5 février 1556 près de Cambrai entre Charles Quint et Henry II), Gauric aurait prédit le danger mortel menaçant le roi dans sa 41ème année, ce qui confirmerait le témoignage de Brantôme : "Le soir, à l'arrivée, on receut une despeche de Rome, où estoit l'oroscope du Roy, composé par Gauricus. Je le mis de latin en françois pour le faire entendre au Roy. Cest oroscope fut négligé jusques au jour de la blessure du dict seigneur, dont je représentay la coppie, qui donna beaucoup d'esbahissement." (Claude de L'Aubespine, Histoire particulière de la court du Roy Henry II, in L. Cimber et F. Danjou, Archives curieuses de l'Histoire de France, 1.3, Paris, 1835, p.295-296 ; cité par Laver, 1952, p.48). En note, après "tramite perducetur", derniers mots de l'horoscope d'Henry II au "Livre des Nativités", i.e. au "Tractatus astrologicus" de 1552 (Venise, Bartolomeo Cesano pour Curtius Troianus Navo, 1552, p.42v) : "A Gaurico observata quinquennio ante ipsius genitura, monuerat eum per literas, ut circiter unum & quadragesimum aetatis annum vitaret duellum, astra minari vulnus in capite, quod vel coecitatem vel mortem continuo adferret." (ibid., p.295 avec quelques erreurs de copie ; provient de l'Adparatus litterarius de Friedrich Gotthilf Freytag, Leipzig, Weidmann, vol. 3, 1755, p.743) " ... pourvu que vers sa quarante-et-unième année il se gardât d'un duel, son étoile le menaçant d'une blessure à la tête qui entraînerait incontinent la cécité ou la mort."

La source exacte de la citation latine n'est pas donnée par les éditeurs des Archives Curieuses, laquelle source pourrait être le complément horoscopique envoyé par Gauric de Rome. Cependant, même si la source manuscrite du témoignage devait être retrouvée, la parution du quatrain I 35 dans les Prophéties précède de neuf mois la dépêche de Gauric. Or un astrologue compétent, serait-ce Gaurico, ne peut prévoir une blessure à la tête à partir d'une configuration astrale ! L'astrologue italien, en février 1556, aurait eu sous les yeux un exemplaire des Prophéties, et aurait été le premier à identifier le malheureux protagoniste du quatrain I 35 !
 
 
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