CORPUS NOSTRADAMUS 124 -- par Patrice Guinard

Anatomie du vers nostradamien : introduction à la poétique oraculaire
 

Un style, c'est arriver à bégayer dans sa propre langue. (...) Non pas être bègue dans sa parole, mais être bègue du langage lui-même. Etre comme un étranger dans sa propre langue."
(Gilles Deleuze / Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, p.10)
 

L'académie et les universités (re)découvrent la poétique de Nostradamus et lui donnent une certaine valeur. C'est l'une des tendances actuelles, certes encore balbutiante et mineure (par ex. Anna Carlstedt, 2005), leur permettant de gommer le ridicule, l'ignorance et l'obscurantisme des siècles passés envers le voyant provençal. En réalité, malgré les constantes et agencements très personnels du verbe nostradamien (on le verra), un vers sur dix quatrains environ, ou encore un vers sur quarante (cf. les centuries IV, V, VI et VII aux CN 195, 203, 204 et 205) demeure entaché d'insuffisance prosodique. Au final le rythme est défectueux et le vers nostradamien reste assez mal charpenté. Comme une marque de fabrique.

Le style des quatrains n'a pas d'équivalent : seules dans la littérature française pourraient lui être comparées les invocations de Saint-John Perse. Il est unique tout comme le sont les inventions lexicales, rhétoriques et combinatoires mises en place pour en accentuer l'intention prophétique. L'énoncé oraculaire reflète une voix, celle qui ressuscite une tradition perdue, celles des Etrusques et les Grecques, sybilles et pythonisses. Le quatrain nostradamien est un texte à lire et à proclamer. Il en résulte que l'oral l'emporte sur l'écrit, que la diction et l'harmonie sonore priment sur les codes et règles métriques. Le verbe déconstruit la syntaxe ; la parole explose la langue. Au moment où les traités de la langue française commençaient à se multiplier, où le bon usage commençait à définir la normalité, Nostradamus balbutiait sa propre langue maternelle, mouchetée de latinismes, de néologismes, d'anagrammatismes. Il est l'écrivain d'exception que dépeint Deleuze : celui qui fait bégayer la langue, et qui n'a pas fini de faire bafouiller ses interprètes !

Les quelques constantes de la prosodie nostradamienne sont illustrées par des exemples pris pour la plupart dans la huitième centurie (édition X de Benoît Rigaud, parue en 1568, cf. ma réédition comprenant les variantes des trois éditions Rigaud ultérieures au CN 88).

1. le vers oraculaire, épuré et furieux : ni lyrique, ni didactique, ni réaliste, ni épique, ni idyllique

Le vers nostradamien est animé d'une fureur intentionnellement prophétique, comme sorti des bouches sybillines, indéfinies, intemporelles, voire "ubiques" (ubiquistes), à peine si la voix du prophète peut parfois transparaître dans le flot chaotique de l'énoncé. L'emploi de la première personne comme sujet de l'énonciation est quasi inexistant, à peine aux vers I 48D et 67A, III 24D et X 60A, et dans la huitième centurie :

2B: Ie voy du ciel feu qui les environne. [vers 2 du quatrain VIII 2]
76D: Son temps s'approche si pres que j'en sospire.
cf. aussi 36D : Non Bleteram resister & chef d'oeuvre. ["Bleteram" pour Blaterem]
 

2. le vers décasyllabique est construit sur un rythme invariable 4-6

L'invariabilité du rythme marque le caractère à la fois irrémédiable et cristallin de l'énoncé. La nécessité qui caractérise généralement le passé, se prolonge dans un futur qui en acquiert la teneur. Cette constante permet de repérer au moins les emplacements de mots manquants dans quelques vers incomplets, nonobstant le fait que certaines de ces lacunes peuvent être intentionnelles et ne proviennent pas obligatoirement de l'inattention des imprimeurs.

27C: L'escript ** d'empereur le fenix (il manque 2 pieds : occis ?)
36B: De Saulne & * sainct Aulbin & Bell'oeuvre (9 pieds : Loue, ou Doubs ?)
43D: Nepveu par peur ** pleira l'enseigne (8 pieds : Gaule ?)
52D: Devant Boni ****** (il manque un hémistiche de 6 pieds)
61C: Que tous ses sieges ne soient * en sejour (9 pieds : mis ?)
78B: Viendra des dieux *** le sanctuaire (manquent 3 pieds : prophaner ?)
94B: De sept * mois, & son host desconfit (9 pieds : "De sept(iesme) mois" ?)
97D: Regne au pays * changer plus voir croistre (9 pieds : plus ?)

Des corrections mineures permettent de restituer le vers décasyllabique en :

26D: Par l'abbage de Monferrat bruyne (lire abbaye plutôt que abbage)
46A: Pol mensolee mourra trois lieües du rosne (accentuer mensolée)
47C: Vn despolle contrefera le sage (accentuer et lire despolié)
66A: Quant l'escriture D. M. trouvee (compléter les abréviations, et lire D. M. au nominatif, dii manes, ou mieux au vocatif : "O Dieux manes")
 

3. le quatrain est à rimes croisées et libres

Les rimes sont libres et non alternées, par exemple féminines aux quatrains 2 et 6 de la centurie VIII, mais masculines aux quatrains 1, 3, 4 et 5. Dans quelques rares vers, la rime est remplacée par une simple assonance :

47B: De robe courte parviendra à la longue
47D: Vexer les prestres comme l'eau fait l'esponge

75A: Le pere & filz seront meurdris ensemble
75C: La mere à Tours du filz ventre aura enfle

92A: Loin hors du regne mis en azard voiage
92C: Le roy tiendra les siens captif ostraige
(corrigé en "ostrage" dans les éditions A et C, en "ostage" dans l'édition B)
 

4. élision du -e- muet à la césure

Ce choix de la césure dite épique ou féminine dote le vers d'une fluidité et d'un écoulement naturel qui manque au vers engoncé et normatif défini par les professionnels de la poésie à son époque. L'élision de la finale se généralise aux pluriels comme en VIII 15C et VIII 61C.

1D: Pamplon, Durance les tiendra enserrez
2D: Fouldre, grand gresle, mur tombe dans Garonne
5C: Pour la lucerne le canton destorné
6B: Luysant, print Malte subit sera estainte
6D: Genefve à Londes à coq trahyson fainte
15C: Les deux eclypses mettra en telle chasse
61C: Que tous ses sieges ne soient (mis) en sejour
 

5. élision des finales latines et de noms étrangers à la césure

L'élision de la finale a la césure (-us, -on, -o, -in, -a, etc.) se généralise aux noms propres, aux termes étrangers, grecs et latins pour la plupart, mais aussi aux termes en rapport avec l'astrologie, l'astronomie et le calendrier.

13B: Fera par Praytus Bellerophon mourir
16A: Au lieu que HIERON feit sa nef fabriquer
20B: Courir par urben, rompue pache arresté
48A: Saturne en Cancer, Iupiter avec Mars
48B: Dedans Fevrier Chaldondon salvaterre
49B: Six de Fevrier mortalité donra
49D: Qu'à Ponteroso chef Barbarin moura
56D: Tombe pres D. nebro descovers les escris
85C: Aux Hanix d'Aquin Nanar hostera lux (on peut aussi lire "Haulx d'Aquin")

et encore au début de la centurie IX:

IX 2D: D'Arimin Prato, Columna debotez
IX 3A: La magna vaqua à Ravenne grand trouble
 

6. unité syntaxique et sémantique du vers

Chaque quatrain, chaque vers, et souvent même chaque hémistiche, constitue une entité sémantique. Ce qui conduit au corollaire suivant : à savoir l'extrême rareté des rejets et des contre-rejets. Les enjambements à la césure sont tout aussi rares. L'unité syntaxique du vers implique la possibilité d'une recombinaison du corpus centurique en prenant le vers décasyllabique comme entité sémique. Un peu comme les hexagrammes du Yi King chinois, les quatrains prophétiques des Prophéties, comme les appelle Nostradamus, auxquels il convient d'ajouter ceux des almanachs plus quelques autres épars, constituent un corpus ouvert à la manipulation combinatoire, au niveau des quatrains mais aussi au niveau des vers. Ces quatrains seraient au nombre de 1130 comme je crois l'avoir démontré ailleurs (cf. CN 28, 69, 169, etc.).

4B: Le Cardinal de France apparoistra
32A: Garde toy roy Gaulois de ton nepveu
61A: Iamais par le decouvrement du jour
70C: Tous amys fait d'adulterine dame
 

7. diérèse ou synérèse des diphtongues selon les besoins de la versification, et traitement variable des semi-voyelles comme le /j/ de "pied" et le /ɥ/ de "nuit"

diérèses
1B: Laude nager, fuir grand aux surrez
6A: Clarté fulgure à Lyon apparante

synérèses
3B: Sera serré le puisnay de Nancy
4C: Par Logarion Romain sera deceu
5A: Apparoistra temple luisant orné
5B: La lamp' & cierge à Borne & Bretueil
6B: Luysant, print Malte subit sera estainte
8C: L'esleu cassé luy ses gens enfermez

La dissociation et la contraction des éléments vocaliques peuvent affecter le même vers :

2C: Sol Mars conjoint au Lyon puis marmande (diérèse puis synérèse)
24A: Le lieutenant à l'entree de l'huys (synérèse puis diérèse)
34C: Delues & brodes septieme million (diérèse puis synérèse)
 

8. élision des voyelles devant d'autres voyelles

Le cas le plus fréquent est la fusion du /-a/ final et du /a-/ initial :

11A: Peuple infiny apparoistra à Vicence (correction injustifiée dans les retirages A, B et C : paroistra)
14B: Fera aveugler par libide l'honneur
67C: Nersaf du peuple aura amour & concorde

Cette fusion est celle du son /a/ quelle que soit sa transposition écrite, comme en :
VI 96A: Grande cité à soldatz abandonnée (lire "soldabandonnée")

L'élision du /a/ d'un terme étranger dans l'hémistiche et non plus à la césure :
18A: De Flora issue de sa mort sera cause

L'élision du /-on/ de "Gorgon" dans l'hémistiche
79B: De Gorgon sur la sera sang perfetant

L'élision du /-é/ de cité dans la dixième centurie :

X 13D: Non loing temptez de cite Antipolique.
X 63A: Cydron, Raguse, la cité au saint Hieron

L'élision de la finale en /-ie/ dans la dixième centurie :
X 91C: D'un gris & noir de la Compagnie yssu

L'élision de la finale du pronom "chacun" :
30C: Tresor trouvé un chacun ira vexer (prononcer chac')

élision du /-es/ de la préposition "jusques" (assez fréquent)
84C: Qui s'entendra jusques à la trinacrie

mais pas d'élision en 95B: Et estaché jusques àquelque temps (éditions A/B/C)

élision en revanche au vers 95B de la centurie suivante :
Proche apamé jusques au pres du rivage
 

9. utilisation du /-e/ final selon les besoins de la versification

9C: L'armee à Naples, Palerne, Marque d'Ancone
(élision du -e de Palerne, marquée ici par une virgule)

56D: Tombe pres D. nebro descovers les escris
(élision du -e de Tombe devant une consonne)

29A: Au quart pillier l'on sacre à Saturne
(pas d'élision du -e de sacre devant la voyelle ? Il est plus probable cependant que l'imprimeur ait omis un mot, par exemple un "que" abrégé dans le manuscrit, après "pillier")
 

Ces caractéristiques se retrouvent déjà dans le texte d'Horapollon, Des notes hiéroglyphiques d'Orus Apollo, traduit par Nostradamus au début des années 40 (cf. ma transcription du premier livre, CN 29 et 30), et déjà dans les tout premiers vers de la dédicace versifiée à la princesse de Navarre (au feuillet 2 recto) :

01: Nature saige mere de sympathie
02: Par faictz contraires ce rend anthipathie
03: Aiant trouve l'ame par sa concorde
04: Et la destruyre apres par sa discorde
05: Comme il me semble chose bien necessaire
06: D'escripre ung peu si se profond mistere
07: Mesmes les choses passant l'engin humain
08: Je n'ay traduict ces deux livres en vain
09: Mais pour monstrer a gens laborieux
10: Que aux bones letres se rendent studieux
11: Des secretz puissent scavoir l'utilite
12: Qu'a plusieurs notiis comprinse est verite

- vers décasyllabique avec la césure après le quatrième pied
- pas d'alternance des rimes féminines et masculines dans les distiques
- césure épique aux vers 1, 2, 5, 7, 10 et 11 (en 2, 7 et 10 elle se généralise au pluriel nominal, en 11 elle touche même le pluriel verbal)
- élision des finales latines et de noms étrangers à la césure (au vers 12 : "notiis")
- diérèse ou synérèse des diphtongues : synérèses aux vers 5 et 8 (bien, traduict), diérèses aux vers 9 et 10 (laborieux, studieux)
- utilisation du /-e/ selon les besoins de la versification : au vers 10, élision de la finale /-es/ de "bones" (On peut aussi conserver les deux pieds de "bones" et élider le -e de "que" devant "aux").

La prononciation du /-e/ normalement muet de "matrice" est nécessaire au dernier vers de la 41e épigramme de la seconde partie de l'Orus:

2.41A: Signifier voulant femme sterille
2.41B: Metre en paincture la Mulle ont s'aplique
2.41C: Comme brehaigne et de fruict infertille
2.41D: Pource quelle a la matrice oblique

On mentionne communément et après Brind'Amour les quatrains décasyllabiques de La Perrière, organisés en centuries, mais les normes prosodiques adoptées dans Les considerations des quatre mondes (1552) n'ont rien de commun avec celles des Prophéties, ou de l'Orus rédigé une dizaine d'années avant la parution de l'ouvrage du toulousain. Nostradamus ne s'est pas plus inspiré des 23 quatrains dédiés aux Langrois du Livre de l'Estat et mutation des temps de Richard Roussat, paru en 1550 : certes le vers décasyllabique avec la césure après le quatrième pied ne respecte pas l'alternance des rimes féminines et masculines, et une certaine liberté est admise dans le traitement des diphtongues, mais la principale caractéristique du vers nostradamien, qui marque la césure comme une fin de vers, n'apparaît pas chez Roussat.

Veu que Langroys, de toute antiquité,
Sont tresloyaulx, hardis, chevaleureux,
Prompts, esveillez à leur necessité,
Sur toutes gens, en armes belliqueux,

C'est chose bien d'admiration digne
Qu'Hystoriens n'en ont plus amplement
Iadis escrit : la chose semble indigne.
On est loué par bon gouvernement.

Mais, à cause que d'iceulx l'origine
Est doubteuse, me semble chose honneste
La diviser d'une chascune ligne :
A'un chascun si sera manifeste.

 

Notons encore ces quelques particularités rencontrées :

22B: Tucham, la grace Parpignam trahye (diérèse finale à la rime, très rare)

22D: Par haulte vol drap gris vie faillie (diérèse du mot "vie")
100C: Trop grande foy par jeu vie perdue (diérèse du mot "vie")

et encore en X 46A : Vie sort mort de LOR vilaine indigne

38A et 52A: Le roy de Bloys dans Avignon regner (le vers est répété dans deux quatrains par ailleurs distincts)

L'accentuation n'est pas marquée dans les vers suivants :

34D Lyon, Vlme à Mausol mort & tombe (habituellement le e est muet à la césure : prononcer "ulmé" ?)
35C Du marsaves gelees, puis gresle & bize (prononcer marsavès)
 

Ces règles prosodiques qui peuvent apparaître nombreuses et complexes, sont au final assez simples, à condition d'adapter le vers à une diction intuitive, et non à le soumettre au carcan rigide de règles arbitraires et dépendantes de l'écrit. Le quatrain nostradamien est à réciter, en entonner, voire à chanter : à cet égard il est aussi le lointain héritier du chant provençal des troubadours. Blaise de Montluc n'affirme-t-il pas que le roi Henri II se faisait lire les Présages du poète saint-rémois ? Le style sybillin des Prophéties, héritier du vers latin antique comme du couplet provençal chanté, est aussi et surtout étonnement moderne, et interpelle directement la sensibilité sans exiger des règles expressives coercitives et artificielles. Nostradamus, pour s'en tenir à un registre agnostique, est aussi, plus que Marot, Ronsard, Scève ou quelque autre représentant de la versification Renaissante, le véritable héraut de la fureur poétique.
 

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Patrice Guinard: Anatomie du vers nostradamien
http://cura.free.fr/dico8art/1003poe.html
03-03-2010 ; updated 15-08-2018
© 2010-2018 Patrice Guinard