CORPUS NOSTRADAMUS 78 -- par Patrice Guinard
 

L'Antiprognosticon du théologien anglican William Fulke (1560)
 

En septembre 1560 paraît à Londres une réfutation de l'astrologie à travers les auteurs d'almanachs du moment : William Cuningham, Henry Low, Thomas Hill, Lewes Vaughan, Nostradamus, et aussi Anthony Askham dont le nom n'apparaît pas au frontispice. Le texte de celui qui deviendra le théologien anglican William Fulke (1538-1589), est d'abord imprimé en latin aux frais de Humfrey Toy (permission obtenue le 30 août 1560) -- et non pour Thomas Tanner, contrairement à ce qu'invente Brind'Amour qui prend le possesseur d'un des exemplaires de la Bodleian d'Oxford pour l'éditeur (1993, p.509). En décembre 1560 paraît une traduction anglaise contenant un supplément conséquent à l'attention des lecteurs ordinaires : "a short Treatise, as well for the utter subversion of this fained art, as also for the better understandyng of the common people." (f.C8v), -- mention également portée au frontispice de l'ouvrage, d'où disparaissent les noms des astrologues mentionnés dans la première version, hormis celui de "Nostrodamus" [sic].

A la fin des années 60, le libraire londonien Humfrey Toy fera imprimer de nombreux autres textes par Henry Denham, également imprimeur d'un texte dont Toy pourrait avoir été le commanditaire, l'Alminacke [sic] and prodigious premonstration for the yeare 1566 de Mi. Nostrodamus [sic], c'est-à-dire de l'imposteur Michel Nostradamus dit le jeune, qui cherchera, à la mort de Nostradamus, à se faire passer pour son fils. Quant à Henry Sutton, il imprime sans permission au début de l'année 1562 une contrefaçon intitulée An Almanach for the yere 1562 made by maister Michael Nostrodamus [sic], contenant des quatrains issus de la Prognostication nouvelle, & prediction portenteuse pour l'an 1555 (cf. CORPUS NOSTRADAMUS 18). Autrement dit, nous sommes en présence de maisons peu sérieuses, d'adversaires, contrefacteurs et autres farceurs, qui s'amusent à écorner le nom de leur victime dans leurs publications : c'est dire déjà la puissance des arguments qu'on va y trouver...

Fulke est immatriculé à St. John's College (Cambridge) en novembre 1555. L'Antiprognosticon est son premier ouvrage, publié avant même qu'il y obtienne son doctorat (en 1563). Cet adversaire acharné des papistes sera surnommé acerrimus Papamastix et restera jusqu'à sa mort un pamphlétaire virulent au langage excessif : "His language was unmeasured, and, even in that age [c.1585], he was conspicuous for the virulence of his invectives against his opponents." (cf. Dictionary of National Biography, éd. Leslie Stephen, London, George Smith, 1889, vol. 20, pp.305-308).

Fulke fait imprimer ensuite deux almanachs : An almanack and prognostication for 1561 (impr. Henry Sutton) et An almanack and prognostication for 1563 (impr. Edmonde Hallay, "authorized by my Lorde of London"), signalés dans les registres de la Company of Stationers of London (cf. Arber 1, 1875, pp.153 et 205 ; Bosanquet, 1917, nn.F39 et F51 ; Capp, 1979, p.307). Ces almanachs, qu'on peut supposer de nature non prédictive mais au contenu strictement calendaire et théologique, sont malheureusement perdus.

On a conservé en revanche un traité de 24 feuillets in-quarto exposant les règles d'un jeu d'inspiration astrologique dédicacé au chancelier de l'université William Burghley, l'Ouranomachia, hoc est, Astrologorum ludus (London, Thomas East & Henry Middelton for William Jones, 1571 ; rééditions en 1572 et 1573), et fondé sur les équivalences supposées entre planètes et signes ou portions de signes zodiacaux (domiciles, exaltations, triplicités, termes et faces, auxquels sont attribués des coefficients de 5 à 1), c'est-à-dire sur une théorie astrologique contestable et décriée par certains astrologues. Les sept pions-planètes se meuvent sur un plateau zodiacal circulaire ou sur un plateau rectangulaire de 12 x 30 cases selon des règles définies. L'Astrologorum ludus appartient à la catégorie des jeux de Score sur plateau consistant à optimiser ses déplacements afin de marquer des points, une catégorie originale et assez peu représentée parmi les jeux de pions européens (mais cf. les innombrables "mancala" africains et asiatiques).
 


Le jeu de Fulke semble n'être qu'une imitation du Ludus astronomorum de John Argentine (1442-1508), lui-même une variante du jeu astronomique d'origine arabe, l'Al-Falakîya, mentionné dans le fameux manuscrit daté de 1283 et composé à la demande d'Alfonso X el Sabio (1221-1284), les Libros del ajedrez, dados y tablas (cf. Murray, 1952, pp.156-157 -- qui classe à tort ce jeu parmi les "race games"). Hilary Carey a énoncé les règles principales du jeu d'Argentine repris par Fulke (cf. le manuscrit Ashmole 344, ff.72-83, à la Bodleian d'Oxford ; et Carey, Courting Disaster. Astrology at the English Court and University in the later Middle Ages, Doct. thesis, Oxford University, 1984 ; London, MacMillan, 1992, pp.159-160). Les relations entre les sphères astrologique et ludique ont été si peu étudiées qu'il y aurait, en ce domaine à peine exploré, matière à quantité de thèses, et Brind'Amour qui signale l'Ouranomachia de Fulke, croit que ce dernier a inventé le jeu.

Fulke sous ses initiales W. F. est aussi l'auteur d'un traité sur la Rithmomachie ou Ludus philosophorum, un jeu de Capture médiéval (ca. 1030) d'une grande complexité et joué dans les monastères, The most ancient and learned playe, called the Philosophers Game (London, Rowland Hall for James Rowbothum, 1563, 80 p.). Il publiera ensuite un autre traité sur les jeux, qui se présente comme une variante géométrique de "l'arithmomachie" médiévale, le METPOMAXIA (en grec latinisé au titre) ou Metromachia sive Ludus geometricus (1e édition London, 1566 ? ; London, Thomas Vautrollerius, S.d. [1578], in-4, 52 p.), dédicacé au comte de Leicester Robert Dudley (1532-1588), et de nombreux traités théologiques, parmi lesquels figurent ses invectives anti-papistes : A Confutation of a Popishe and sclaunderous Libelle (London, 1571), Two Treatises written against the Papistes (London, 1577), D. Heskins, D. Sanders, and M. Rastel, accounted (among their faction) three pillers and archpatriarches of the Popish Synagogue (London, 1579), T. Stapleton and Martiall (two popish heretikes) confuted (London, 1580), A briefe Confutation, of a Popish Discourse (London, 1583), etc.
 
078A Antiprognosticon contra inutiles astrologorum praedictiones
Nostrodami [sic], Cuninghami, Loui, Hilli, Vaghami, & reliquorum omnium

Sapiens dominabitur Astris

de William Fulke
London, Henry Sutton pour Humfrey Toy
1560, in-8, 36 ff.
 

° Bodleian, Oxford: 8° I 6(4) Med.
° Bodleian, Oxford: Byw. U 4.15(2)
° Bodleian, Oxford: Tanner 778(1)
° British Library, London: 718.c.6
° UL Cambridge: Bb*.12.54(G) [10]
  (page de titre mutilée)
° All Souls College, Oxford: g.13.7(5)
° St-John's College, Cambridge
° Trinity College, Dublin
° Folger Library, Washington
 

- faciebat : 6 septembre 1560
- in fine (en E4r) : Aut non Astrologi ventura recludere norunt, Aut non sunt uni, cognita fata Deo.
 

- Ames & Herbert, 1819, n.2737, p.488
- Arber 1, 1875, p.150
- Dictionary of National Biography 20, 1889, p.307
- Pollard / Redgrave 1926 : n.11419
- Thorndike 6, 1941, p.180
- Allen, 1941, pp.108-112
- Pollard / Redgrave 1, 1986 : n.11419
- Chomarat, 1989, n.46
- Benazra, 1990, p.46
- Brind'Amour 1993, pp.438-439

 
 


Le traité de Fulke attaque l'astrologie divinatrice et les compilateurs d'almanachs anglais, parmi lesquels figure Nostradamus dont l'Almanach pour l'an 1559 avait été diffusé dans plusieurs traductions anglaises l'année précédente (cf. CORPUS NOSTRADAMUS 74). J'ai relevé les almanachs suivants, imprimés dans les années 1557-1560 :

 

L'invective insiste sur les limites de la connaissance humaine à connaître l'avenir -- un poncif de l'anti-astrologie d'inspiration théologique --, et ne contient aucun argument original qui ne soit déjà exposé dans quelque traité "continental" similaire (cf. Allen, p.111, et le distique latin en E4r qui résume la position du jeune pamphlétaire : "Ou les astrologues ne savent pas ouvrir les portes de l'avenir, ou ils ne sont pas d'accord entre eux, la connaissance du destin n'appartenant qu'à Dieu.")

Partant de la distinction d'Aristote entre le monde terrestre et le monde sublunaire, Fulke écrit, dans l'esprit de ce qui deviendra "notre" philosophie analytique et agnostique moderne (cf. par exemple le dernier aphorisme du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein) : "Those thynges that are above us, perteyne nothyng unto us : and those thynges which are above our reache, ar not to be sought for, with muche curiositie." (Antiprognosticon, version anglaise, f.A5r)

Autrement dit : "Les choses qui sont au-dessus de nous n'ont pas de rapport avec nous" -- ce qui est une supposition théorique éminemment fausse pour l'astrologue (et un esprit vert et sans expérience a aisément tendance à se gargariser de ce type d'énoncés qui le dispensent de toute investigation ultérieure) --, "et celles qui sont au-delà de notre entendement ne doivent pas être recherchées avec trop de curiosité." Ce dernier énoncé, bien que situé sur un autre plan, a l'allure d'une conséquence morale du premier, et suppose que le fait astrologique soit réellement hors d'atteinte de l'entendement, et que seul l'entendement, indépendamment des autres facultés, soit apte à rendre compte de ces phénomènes. Au final ne subsistent que des affirmations et a-priori de potache, curieusement appréciés par Pierre Brind'Amour qui estime que Fulke serait "un des critiques les plus intelligents" de Nostradamus (1993, p.32) ...

[Aux présupposés théologiques se sont substitués aujourd'hui ceux des méthodes agnostiques, et les sociologues, ces nouveaux prêtres et analystes du comportement des troupeaux sociaux, ont pris leur rang, leurs chaires et leurs objets d'étude. Ainsi Patrick Peretti-Watel, qui cite le 12e chapitre de mon Manifeste pour l'astrologie et ma thèse de 1993, excuse Adorno de ne pas avoir employé le mot "horoscopie" dans sa critique des astrologues, mais continue à ajouter des pièces au procès inutile des faiseurs d'horoscopes voire de prédictions (dont les bourses ont acquis depuis longtemps le non-lieu), sans s'interroger sur les questions que ma critique énonçait, à savoir :
 
078B Antiprognosticon that is to saye,
an Invective agaynst the vayne and unprofitable predictions
of the Astrologians as Nostrodame [sic], etc.

de William Fulke
"Translated out of Latine" by William Paynter of Sevenoaks (ca. 1540-1594)
London, Henry Sutton (pour Humfrey Toy ?)
1560, in-8, 36 ff.
faciebat : 23 décembre 1560

° British Library: C.71.a.19
° Bodleian, Oxford: Ashm. 302(3)
° Corpus Christi College, Oxford
 

- Ames & Herbert, 1819, n.2738, p.488
- Dictionary of National Biography 20, 1889, p.307
- Pollard / Redgrave 1926 : n.11420
- Allen, 1941, pp.108-112
- Pollard / Redgrave 1, 1986 : n.11420
- Brind'amour 1993, p.509


Cet écrit de jeunesse de Fulke n'a pas grand intérêt. Voici le texte latin, puis anglais, dirigé contre Nostradamus : "Quid? an tacendum est quam segniter ad instaurandum dei cultum, populis ridiculis Nostrodami vaticiniis seductus, superiore anno accederet? Deus bone, quae trepidatio? qui metus? que expectatio? quantus horror? ne subito omnia sursum deorsum ruerent, adeo ut nemo propemodum / eorum qui aliquid prognosticis tribuer est, religionem suam vel fidem pectore inclusam profiteri auderet. Porro tam tyrannice Nostrodamus hic cum suis auguriis regnabat, ut sine eius auspicio, nihil geri potuisse putabatur. Quid referam vulgi voces? hodie Romanum pontificem e consilio parliamenti excludi necesse est, cras regina supremi capitis titulum accipiet, post viginti dies, omnia in deterius ruent, ante mensem certo scilicet die, futurus est extremus juditii dies. Ut nisi concionatores verbi divini populum ubique vaticiniis herentem, acrius castigassent, nullus fuisset expectationis aut trepidationis finis. Sed ô callidum Nostrodamum / qui suas premonstrationes, tam obscuris tenebrarum involucris, involuebat, ut nemo vel sensum vel intellectum certum elicere potuisset. Nae, ille audivit Apollinis Delphici oracula, que diabolus ex idolo dabat consulentibus, ambigua scilicet et que in utramque partem evenire possent, cujusmodi est illud (...)" (ff.B2r-B3r).

 

"What? is it to be kept in sylence, howe slowlye and coldly the people in the last yeare, seduced by the foolyshe / prophesye of Nostrodamus addressed them selfe to lette uppe the true worshippynge of G O D and hys religion, good Lord what tremblynge was there? What feare? What expectation? What horror? Leste all thynges sodenlye shoulde bee turned up sydowne, so that none almost of them that gave any credite to prognostications, durst be bolde to open their faythe and religion, whyche they bore in theyr hartes. Yea thys Nostrodamus reigned here so lyke a tyrant wyth hys south saiynges, that wythout the good lucke of hys prophesies it was thought that nothyng could be broughte to effecte. What shal I speake of the common peoples voyce? Thys daye the Bishoppe of Rome must be driven out of the parliament. To morow the Queene shal take upon her the name of supreame head. After xx dayes all thing shall ware worse. Such a day shall be the day of the last judgement, that except the true prechers of Goddes holye woords hadde sharpelye rebuked the people for creditynge suche vayne prophesies, there shoulde have bene none ende of feare and expectation. But oure craftye Nostrodamus, that coulde wrappe hys prophesyes in suche darke wryncles of obscuritye, / that no man could pyke out of them, either sence or understandyng certayn. Without doubte he hath herde of the oracles of Appollo, whiche the devyll at Delphos, gave out of an ydoll to them that asked counsel, whiche were obscure, double, and suche as myght chance bothe waies." (ff.A7v-A8v)
 


 

Même si le traducteur a choisi le terme prophesyes pour rendre le latin "vaticinia", il ne semble pas que le texte se réfère aux Prophéties, mais plutôt aux présages en prose des almanachs, tout aussi obscurs que leurs homologues versifiés.

Les autres auteurs d'almanachs ne sont plus mentionnés au frontispice anglais : c'est Nostradamus qui inquiète, car il est le seul à être vraiment lu. L'étudiant de Cambridge s'inquiète des conséquences de l'influence de ses prédictions, et notamment dans ses publications pour l'année 1559 (superiore anno), lesquels venaient d'être traduits et auraient eu un effet dévastateur sur les consciences. Exagéré ou non, le témoignage est à mettre au crédit du succès européen des publications de Nostradamus.

Trop nombreux seraient ceux qui délaissent les prêcheurs et prédicateurs pour écouter le bonimenteur au langage obscur : "Mais notre rusé Nostrodamus sait si bien habiller ses prédictions d'obscures et impénétrables circonvolutions, que personne ne parvient à en saisir le sens ou une signification certaine. Sans doute se sera-t-il inspiré des oracles d'Apollon que le diable à Delphes prodiguait par l'entremise d'une idole à ceux qui lui demandaient conseil, et qui étaient obscurs, à double sens, et tels qu'ils pouvaient se réaliser d'une manière ou d'une autre."

Que Nostradamus ait su captiver les esprits par un discours que nul n'entendait vraiment parce que nul n'était parvenu à déterminer ses plans d'immanence (cf. Deleuze, 1991), pas même ses plus habiles lecteurs parmi les calvinistes, alors que les autres auteurs d'almanachs en comparaison ne parvenaient tout au plus qu'à fabriquer de la bouillie aisément audible : voilà un vrai sujet d'étude pour un sociologue des cultures passées.
 
 
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Patrice Guinard: L'Antiprognosticon du théologien anglican William Fulke (1560)
http://cura.free.fr/dico6advpl/711Afulk.html
04-11-2007 ; updated 20-04-2018
© 2007-2018 Patrice Guinard