CORPUS NOSTRADAMUS 15 -- par Patrice Guinard
 

Les 13 premiers quatrains de Nostradamus
 

Ces quatrains sont parus en 1554 dans la Prognostication nouvelle, & prediction portenteuse pour l'an 1555, avant même la série de 353 quatrains parus dans la première édition des Prophéties. La mention "nouvelle" au titre indiquerait le début des quatrains prophétiques. En juillet 1555, lorsque Nostradamus entreprend son voyage parisien à l'invitation du roi et de son épouse, et encore au début de l'année bissextile 1556, le nombre de quatrains publiés est de 366.

Concernant la raison pour laquelle ces quatrains accompagnent les présages en prose d'une pronostication, et non ceux d'un almanach, contrairement à tous les quatrains ultérieurs, je renvoie à ma discussion de cette pronostication et d'une lettre de l'éditeur lyonnais Jean Brotot à Nostradamus (lettre II du Recueil des épîtres latines).

Chavigny a transcrit la totalité des quatrains des almanachs dans son Recueil des Presages prosaïques (1589), un manuscrit qui n'a jamais été édité dans sa totalité, 140 d'entre eux dans son Janus françois (1594), et quelques uns dans ses Pléiades (1603). Il est notre seule source pour les quatrains des almanachs qui ont disparu. Les 140 quatrains de Chavigny (ou 141 car il en a rajouté un de son cru) ont continuellement été reproduits, à partir de 1605, dans de nombreuses éditions des Prophéties avec quelques variantes et erreurs de transcription.

Daniel Ruzo possédait un exemplaire de la Pronostication pour 1555, dont il a rendu compte en 1985 dans une communication dont le texte a été publié au CURA en 2003. Ce sont donc sur les transcriptions de Chavigny et sur la discussion de Ruzo que repose notre connaissance de ces quatrains, faute d'avoir accès à la copie d'un texte désormais en possession d'un particulier.

Je tiendrai compte aussi de la traduction anglaise des quatrains de janvier à octobre, parue dans l'Almanach for the yere 1562 (cf. ce texte, CURA, avril 2006). Dans la transcription qui suit, je privilégie les rares indications de Ruzo plutôt que les différentes versions données par Chavigny, et notamment pour les quatrains 1, 2, 6 et 9. Je laisse l'interprétation aux spécialistes, à l'exception du premier quatrain : Chevignard (1999) en rapporte quelques unes, rarement convaincantes.
 
 

P 55.0 (1) Quatrain de l'AN 1555

L'ame presage, d'esprit divin atteinte.
Trouble, famine, peste, guerre courir,
Eaux, siccité, terre & mer de sang teinte.
Paix, tresve à naistre : Prelats, Princes mourir.

C'est la version conforme à la transcription de Ruzo pour le premier vers. Chavigny ajoute des majuscules à "esprit" et inverse les prédicats afin de rendre l'inspiration prophétique plus conforme à l'orthodoxie catholique : D'ESPRIT divin l'ame presage atteinte. Ruzo croit que Chavigny transcrit ainsi le texte d'une autre édition qui aurait été imprimée en Avignon, ce qui est fort improbable, d'autant plus qu'aucun almanach ou pronostication de Nostradamus n'a jamais été signalé comme paru en Avignon, si ce n'est la contrefaçon imprimée par Pierre Roux en 1562 ou 1563.

Notes
vers 1 (variante) : Ruzo : attainte ; toutes les versions suivent l'inversion de Chavigny.
vers 2 (variante) : Janus p.36 & Pléiades p.121 : guerres
vers 3 (variante) : Janus p.36 : siccitez
vers 4 (variante) : Janus p.36 : trefve (erreur d'impression)

Ce quatrain a été déplacé par Chavigny au tout début de son recueil, introduisant les premiers présages pour 1550, et remplacé par un autre quatrain qu'il a probablement forgé lui-même (cf. infra). En revanche, dans son Janus, il note qu'il s'agit bien du présage sur l'an 1555 (p.36).
 

Interprétation

Ce quatrain inaugural s'inspire, comme les deux premiers quatrains des Prophéties, de la théurgie de Jamblique, selon lequel l'homme a deux âmes, l'une soumise aux révolutions astrales, l'autre de nature spirituelle et susceptible de participer à la puissance divine (Liber de mysteriis, VIII 6). Mais il ne suffit pas de dire avec Chevignard (p.113) que Nostradamus tient son inspiration d'une source divine, et d'elle seule, d'autant plus qu'il ne fait aucune allusion dans ce tout premier quatrain ni aux cycles astrologiques qui lui servent de marqueurs temporels, ni aux sources livresques auxquelles il a abondamment puisé. Ce quatrain dit beaucoup plus que l'énoncé relativement trivial du premier vers, même en ayant compris, avec Ruzo, la préséance de l'âme sur sa source, même si elle en procède. (Sur la procession des hypostases chez Jamblique, cf. mon texte: "Du Sémiotique à l'Astral", CURA, 2000).

En revanche, les trois vers suivants sont parfaitement "prophétiques" contrairement à ce que pense Ruzo ; ils sont même plus que prophétiques, puisque c'est toute la philosophie de Nostradamus qui s'y trouve circonscrite.

En effet les vers 2 et 3 présentent une accumulation de maux, de catastrophes naturelles et de conflits humains : ceux-là même qui seront spécifiés, nommés, localisés, dans les quatrains ultérieurs. Le vers 4 en donne l'issue et la raison. A une période de troubles incessants et répétés succèdera enfin la pacification : Paix, tresve à naistre. Et cette pacification aura lieu alors que les puissants auront succombé : Prelats, Princes mourir.

Nostradamus n'a pas pu explicitement écrire ce que ni son siècle, ni même le nôtre, n'auraient accepté d'entendre : la paix commencera sur terre quand et seulement quand les puissants et les nantis auront disparu. Et la prédiction tient essentiellement dans cette extinction des pouvoirs détenus par quelques uns et utilisés au détriment de presque tous. Et si Ionescu (1976) a bien compris le message de Nostradamus sur "l'ère prolétaire" et ce commun avènement qui est une idée directrice du philosophe de Salon, il n'a absolument pas saisi, -- parce que Nostradamus était beaucoup plus "marxiste" que son interprète roumain et parce que les rapports de Nostradamus au pouvoir sont ponctués d'une espièglerie viscérale, et construits dans un entrelacs de ruses, d'ambiguïtés, et de propos à double-sens, -- que cette ère prolétaire amenait son lot formidable d'usurpateurs et de prétendants aux prélatures laïques, lesquels accroissent considérablement les conflits par la multiplication des injustices, par l'incompréhension, par l'augmentation des tensions et de l'indifférence, par l'incompétence et par l'illégitimité, et que ce temps de lâcheté et de cynisme ne fait que commencer. C'est pourquoi, il faudra attendre l'an 2242, comme Nostradamus le laisse entendre en plusieurs endroits, non pour que s'éteigne le monde dans un cataclysme auquel Nostradamus ne fait jamais allusion, non parce qu'adviendrait "la fin du monde" des millénaristes naïfs et de leurs émules modernistes, mais pour que revienne un autre monde -- et le même qu'autrefois -- gouverné par l'intelligence et par la sensibilité.

Alors doit-on s'étonner qu'après quatre siècles, le sens de ce quatrain n'ait jamais été deviné ? Non, si l'on sait combien les interprètes, et même parmi les plus zélés, ont pu se laisser prendre par les rets de fumée que le prophète a malicieusement tendu devant leurs yeux.
 

Le quatrain compilé par Chavigny

La mer Tyrrhene, l'Ocean par la garde
Du grand Neptun & ses tridens soldats:
Provence seure par la main du grand Tende.
Plus Mars Narbon l'heroiq de Vilars.

Ce quatrain ne figure pas dans le Recueil ni dans la Prognostication. En revanche, il est mentionné dans le Janus à la page 41 comme associé à "l'épistre liminaire sur l'an 1555", une épître dont n'est d'ailleurs conservée aucune trace dans le Recueil. Les rimes sont incorrectes et il semble forgé sur le texte du quatrain II 59 des Prophéties : "par apuy du grand garde ... Du grand Neptune, & ses tridents souldars ... Rousgée Provence ... Plus Mars Narbon".

Chavigny précise que Nostradamus "loüe & recommande trois Gouverneurs de ce temps là, le Baron de la Garde Admiral des mers du Ponant & du Levant, pour le fait marin : le Comte de Tende & Seigneur, de Vilars pour la songneuse garde, cure & vigilance sur les provinces à iceux ordonnées, Languedoc & Provence." (Janus, p.41). Cependant le piètre compilateur n'a pas réussi à faire rimer les noms des personnages supposés avoir été recommandés par Nostradamus.

La subordination politique de Chavigny n'explique pas à elle seule de manière satisfaisante le fait qu'il se soit permis d'introduire un quatrain apocryphe parmi ceux du prophète salonais. L'autre raison est qu'il a effectivement existé une dédicace au comte de Tende, gouverneur de Provence, que cette dédicace n'est autre que celle parue avec l'Almanach pour l'an 1555, et qui a été imprimée peu après dans une version allemande parue à Nuremberg (sur cette question, cf. les textes concernés, CURA, avril 2006).
 
 

P 55.1 (2) Quatrain de JANVIER 1555

Le gros Erain qui les heures ordonne,
Sur le trespas du Tyran cassera.
Pleurs, plaints & cris : eaux, glace pain ne donne.
V.S.C. paix : l'armée passera.

Notes
vers 1 (variante) : Ruzo : Erain ; Recueil & Janus p.48 et 206 : airain
vers 4 (prosodie) : prononcer comme un hiatus : l'armé-e
vers 4 (signification) : V.S.C. = Vice Sacra Cognoscens : par procuration (décidant à la place de l'empereur)
 

P 55.2 (3) Quatrain de FEVRIER 1555

Pres du Leman la frayeur sera grande
Par le conseil, cela ne peut faillir.
Le nouveau Roy fait aprester sa bande.
Le jeune meurt : faim, poeur fera saillir.

Notes
vers 1-4 : même version in Janus p.62
vers 4 (variante) : Almanach for the yere 1562 : "the oldest" (le plus vieux) pour "le jeune"
 

P 55.3 (4) Quatrain de MARS 1555

O Mars cruel, que tu seras à craindre !
Plus est la Faux avec l'Argent conjoint.
Classe, copie, eau, vent, l'ombriche caindre.
Mer, terre tresve : l'amy à L.V. s'est joint.

Notes
vers 2 (interprétation) : conjonction Saturne - Lune en mars 1555
vers 3 (orthographe) : on peut lire lombriche ou l'ombriche (car l'apostrophe était en général omise) : je préfère "l'ombriche"
vers 3 (lexique) : lombriche = lombric ; caindre = ceindre, ceinturer
vers 4 (variante) : Janus p.46 et 80 : trefve
vers 4 (prosodie) : prononcer "l'amy à" comme "lamia" (2 syllabes), et L et V comme des lettres et non des nombres
vers 4 (interprétation) : Faut-il entendre par l'ami de Nostradamus, Claude de Savoie, le comte de Tende, dont le quatrain douteux (voir supra) est à joindre à ceux de l'année 1555 ? En ce cas, le dit quatrain serait-il à prendre en compte? Mais j'ai des doutes sur la légitimité de cette solution.
 
 

P 55.4 (5) Quatrain d'AVRIL 1555

De n'avoir garde seras plus offensé,
Le foible fort, l'inquiet pacifique.
La faim on crie : le peuple est oppressé.
La mer rougit : le Long fier & inique.

Notes
vers 2 (prosodie) : prononcer l'in-qui-et (diérèse)
vers 4 (variante) : Recueil : le long ; Janus p.96 : le Long (avec majuscule)
 
 

P 55.5 (6) Quatrain de MAI 1555

Le cinq, six, quinze, tard & tost l'on sejourne.
Le né sans fin : les citez revoltées.
L'heraut de paix XXIII s'en retourne.
L'ouvert V serre : nouvelles inventées.

Notes
vers 1 (variante) : Almanach for the yere 1562 : V, VI, XV
vers 3 (variante) : Janus, p.41 et 262 : vint & trois ; Almanach for the yere 1562 : 23
vers 4 (variante) : Janus, p.41 et 262 : cinq
vers 4 (variante) : Almanach for the yere 1562 : "The open shut" (L'ouvert fermé) pour "L'ouvert V serre" (conjecture : on pourra lire aussi : "L'ouvert reserre" ou "L'ouvert referme")

Ce quatrain, ainsi que ceux pour juillet et août, appartiennent au même dispositif de codage.
 
 

P 55.6 (7) Quatrain de JUIN 1555

Loin pres de l'Urne le malin tourne arriere,
Qu'au grand Mars feu donra empeschement.
Vers l'Aquilon, le midy, la grand fiere.
Flora tiendra la porte en pensement.

Notes
vers 1-2 (fortunata concursatio) : Le malin au loin peut être Pluton qui rétrograde début juin 1555 à environ 4°30 des Poissons, c'est-à-dire près de l'Urne, le Verseau. On lira alors le début du second vers : "si loin qu'au grand Mars", lequel est en Vierge, presque en opposition.
vers 3 (variante) : Janus, p.162 : au midy
vers 4 (variante) : Recueil & Janus, p.162 : FLORA (avec majuscules)
 
 

P 55.7 (8) Quatrain de JUILLET 1555

Huit, quinze & cinq, quelle desloyauté
Viendra permettre l'explorateur malin !
Feu du ciel, foudre, poeur, frayeur papauté.
L'occident tremble : trop serre vin salin.

Note : vers 3 et 4 (variante) : Janus, p.254 : Papauté, Occident, Salin (avec majuscules)
 
 

P 55.8 (9) Quatrain d'AOUT 1555

VI, XII, XIII, XX parlera la Dame.
L'aisné sera par femme corrompu.
Dijon, Guienne gresle, foudre l'entame.
L'insatiable de sang & vin repeu.

Notes
vers 1 (variante) : Janus, p.80 : Six, douze, treize, vint ; Almanach for the yere 1562 : Six, XII, XIII, XX
vers 1 (prosodie) : césure après XIII
vers 3 (orthographe) : Dijon avec un J distinct
vers 4 (prosodie) : prononcer l'in-sa-ti-able (diérèse)
vers 4 (orthographe) : Chevignard (p.117) propose "repu" pour des raisons esthétiques, comme en II 60 (mais cf. II 42 !)
 
 

P 55.9 (10) Quatrain de SEPTEMBRE 1555

Pleurer le ciel : a il cela fait faire ?
La mer s'apreste. Annibal fait ses ruses.
Denys mouillé : classe tarde, ne taire.
N'a sceu secret : & à quoy tu t'amuses ?

Note : vers 1 (variante) : Janus, p.44 et 68 : à
 
 

P 55.10 (11) Quatrain d'OCTOBRE 1555

Venus Neptune poursuivra l'entreprise.
Serrez pensifs, troublez les opposans.
Classe en Adrie, citez vers la Tamise.
Le quart bruit blesse de nuit les reposans.

Notes
vers 1-4 : même version in Janus p.70
vers 1 (fortunata concursatio) : Le premier vers pourrait être astrologiquement signifiant puisque la planète Neptune a été interprétée comme une octave de Vénus par les premiers astrologues ayant cherché à lui trouver une signification (cf. Thomas Burgoyne alias Dalton, en 1889, et Henri Selva en 1900). Sur la possible pré-connaissance de la planète Neptune par Nostradamus, cf. mon article : "Nostradamus connaissait-il les planètes trans-saturniennes ?", CURA, 2000).
 
 

P 55.11 (12) Quatrain de NOVEMBRE 1555

Le grand du ciel soubs la cape donra
Secours Adrie, à la porte fait offre.
Se sauvera des dangers qui pourra.
La nuit le grand blessé poursuit le coffre.

Notes
vers 1 (variante) : Janus, p.48 : Cape (majuscule)
vers 1 et 4 (variante) : Recueil & Janus, p.48 : Grand, Grand (majuscules)
vers 2 (ponctuation) : Janus, p.48 : marque de séparation après Secours, et non après Adrie
 
 

P 55.12 (13) Quatrain de DECEMBRE 1555

La porte exclame trop frauduleuse & feinte,
La gueule ouverte, condition de paix.
Rhosne au cristal : eau, neige, glace teinte.
La mort, mort, vent : par pluye casse faix.

Notes
vers 2 (prosodie) : prononcer con-di-ti-on (diérèse)
vers 4 (variante) : Janus, p.46 : cassé
vers 4 (prosodie) : prononcer plu-ye (diérèse)
 
 
 

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   last updated : 02-04-2006
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